Télécharger l’article : PDF – EPUB.
Intro
Officiellement, l’Union européenne n’intervient dans le domaine de l’éducation que de manière résiduelle. Conformément au principe de subsidiarité, elle ne peut agir dans cette matière que pour fournir son appui aux États membres et n’est pas habilitée à légiférer. Pour autant, l’humilité imposée par la subsidiarité n’empêche pas l’Union européenne de développer des politiques éducatives et de les distiller vers les États-nations. Si le pouvoir de l’une, qui ne s’appuie pas sur l’action de légiférer, n’annule pas le pouvoir des autres, il en influence les conceptions et l’orientation, ne fut-ce qu’en fournissant un support rhétorique aux développements de certaines tendances déjà présentes au niveau domestique [1].
La présente étude s’intéresse à l’émergence et au développement d’une politique européenne en matière d’éducation des adultes et aux conceptions des rôles et enjeux de l’éducation qui la sous-tendent (de la définition des adultes apprenants prioritaires, de ce qu’il faut apprendre et du pourquoi il faut apprendre, etc.), prolongeant le travail d’Antoine Daratos sur la place des adultes dans les politiques européennes d’éducation [2].
Nous partirons dans le cadre de ce travail aussi bien de la littérature qui porte sur ce sujet que de l’analyse directe de la documentation publique européenne (recommandations, résolutions, livres blancs, etc.). Nous emploierons plus souvent ici l’expression « éducation et formation des adultes » en tant qu’ensemble des activités d’apprentissage formelles, non formelles et informelles – dans le domaine tant général que professionnel – suivies par des adultes après la fin de leur scolarité et de leur formation initiale
, définition empruntée aux textes légaux et politiques des institutions européennes [3] et qui permet de dépasser la distinction d’usage entre éducation, qui renvoie souvent à l’acquisition de compétences générales et au rôle de l’école, et formation continuée et professionnelle, qui intervient après la formation scolaire et renvoie à l’acquisition de compétences liées à un métier.
Le but de cette étude, en appréhendant la politique européenne d’éducation et de formation des adultes par sa genèse et par son évolution, est d’observer le rôle de certains acteurs clé (comme la Commission européenne, l’OCDE [4] et l’Unesco) et l’influence du contexte sociopolitique dans le processus de mise à l’agenda politique de certaines problématiques. Nous observerons alors certains « outputs » auxquels l’action publique ainsi mise en place a donné lieu (en termes de dispositif politico-administratif, de cadre programmatique, d’outils de gouvernance, e. a.) et l’évolution du registre des idées et des valeurs justifiant ces choix politiques.
Lire et Écrire s’intéresse aux institutions et aux politiques européennes depuis plusieurs années [5], avec l’objectif de saisir leur influence sur l’action d’alphabétisation et sur la structuration du secteur, au niveau des idées autant qu’au niveau de l’organisation. Cette compréhension peut être utile aux associations pour se munir d’arguments dans leur travail de plaidoyer politique, aux différents niveaux de pouvoir, afin de promouvoir une vision de l’alphabétisation des adultes telle qu’elle est portée par la société civile depuis les années 80, prenant en compte la réalité et les besoins des personnes en situation d’illettrisme, et ancrée dans l’éducation populaire. Nous remarquons depuis plusieurs années que les compétences de base font l’objet d’un intérêt croissant au niveau international et européen. Cette tendance se traduit d’une part par une production règlementaire en inflation et d’autre part par la mise en place de programmes de soutien à la formation et à la professionnalisation du secteur, notamment à travers le Fond Social Européen dont nous bénéficions à Lire et Écrire. L’implication européenne dans le champ de l’alphabétisation profite donc au secteur (en visibilisant l’importance de son action et en participant à son financement) autant qu’elle ne soulève certaines interrogations sur lesquelles nous nous sommes déjà penchés lors de travaux d’études ou de séminaires précédents [6] [7]. Celles-ci sont révélatrices d’une certaine méconnaissance, au sein des institutions européennes, du secteur de l’éducation permanente en Belgique francophone et du champ associatif européen en général et de l’absence de leur prise en compte dans le processus politique et législatif communautaire tout autant que d’une méconnaissance de l’alphabétisation et de la singularité de son action, de ses publics et de ses acteurs. Une interrogation qui nous occupera en particulier dans ce travail est relative à la difficulté, pour un mouvement comme Lire et Écrire, d’adhérer à une vision de l’alphabétisation des adultes focalisée sur l’employabilité telle qu’elle est promue par la politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie alors que nous considérons d’abord l’alphabétisation comme un droit culturel primordial. Primordial, car la lecture et l’écriture forment plus que jamais le socle culturel de notre société (et c’est encore plus vrai dans une société numérique). Primordial, car tous les autres droits (sociaux, économiques, politiques, etc.) en découlent. Dans le contexte de l’investissement social (nous reviendrons sur cette notion plus tard), ce qui était antérieurement un droit à la formation s’apparente de plus en plus à une obligation de se former. Enfin, nous questionnerons l’opportunité de l’intervention européenne dans le champ pédagogique, notamment lorsqu’elle sert d’aubaine pour imposer de nouvelles normes sociales génératrices d’exclusion [8].
Cadre théorique
L’analyse de l’action publique européenne n’est pas simple tant les institutions européennes entretiennent des rapports (entre elles et avec les États membres) complexes, asymétriques et versatiles selon les domaines ; et tant le processus de prise de décision y est insaisissable. Il est donc d’usage chez les chercheurs de cette discipline de se référer à des cadres théoriques multidisciplinaires et variables selon les domaines politiques investis : politique budgétaire, politique commerciale, politique éducative, à chaque domaine ses caractéristiques et ses exigences en matière d’analyse [9]. Le modèle des « fenêtres d’opportunité », hérité des travaux de John W. Kingdon, permet d’appréhender la complexité du système institutionnel européen et de révéler les rôles enchevêtrés des acteurs, du contexte politique et du cadre de référence cognitif dans le processus de mise à l’agenda politique d’un problème [10].
Dans la sphère européenne, la politisation d’un objet signifie d’une part le développement d’une gouvernance dans la matière en question – soit des outils qui permettent d’augmenter la présence de l’Europe au niveau national et régional sur cette problématique – et d’autre part une évolution dans la conceptualisation de cette matière, avec l’affirmation de certains rapports de force plutôt que d’autres, de nouveaux lexiques, un nouveau registre d’idées servant certains intérêts. Le modèle d’analyse de Kingdon nous aidera à repérer ces changements et à répondre aux questions suivantes : à quel problème s’adresse l’action publique européenne et pourquoi ce problème a-t-il été politisé ? Pourquoi le niveau d’éducation des personnes est-il devenu un enjeu public prioritaire ?
Le modèle de Kingdon est basé sur l’analyse croisée de trois paramètres – appelés « courants » (« streams ») – qui traversent la vie politique et évoluent au fil du temps :
- Le courant des problèmes (problem stream) : les agendas politiques sont influencés par la manière dont sont exposés, notamment dans les médias de masse, certains problèmes qui attirent l’attention de l’opinion publique, comme un crash boursier, des licenciements collectifs, une catastrophe alimentaire, du chômage persistant, etc. Par exemple : une pandémie met en lumière la persistance de violences conjugales et ramène ce problème dans le domaine politique.
- Le courant des solutions ou des politiques (policy stream) : des sujets peuvent entrer à l’agenda politique ou provoquer de nouvelles réponses politiques en fonction de l’évolution des savoirs ou des idées à la mode dans un secteur particulier. Par exemple, des travaux d’économistes qui mettent en évidence les bénéfices de la robotisation des emplois humains routiniers dans certains secteurs vont justifier l’investissement dans la robotisation.
- Le courant politique (political stream) : la mise à l’agenda d’un sujet va être influencée par les changements au sein de l’univers politique : cela peut être l’arrivée d’une nouvelle administration, d’un nouveau gouvernement ou d’un nouveau Président de la Commission et la nouvelle équipe de commissaires dont il s’entoure mais aussi un changement au sein de l’opinion publique ou une mobilisation de groupes d’intérêts.
Kingdon suggère que l’émergence et le changement de politique dans un domaine sont le produit de phases successives au cours desquelles les différents courants finissent par converger sous la pression d’« entrepreneurs politiques » [11]. Une nouvelle politique publique ou un changement de politique publique émerge spécifiquement sous l’action de deux facteurs concomitants. Les courants évoqués ci-dessous se superposent et forment à leur intersection, par analogie avec les décollages spatiaux rendus possibles par un alignement de planètes propices, une « fenêtre d’opportunité » politique, plus ou moins grande, qui permet aux acteurs – appelés ici entrepreneurs politiques – d’imposer leur projet. Lorsqu’une fenêtre d’opportunité se présente, le cout politique d’une politique publique est minimal [12].
Nous complèterons notre analyse en faisant appel à la notion de référentiel d’action publique telle que le politologue et sociologue français Pierre Muller l’a conçue et qui permet de mettre en évidence les idées et les représentations en jeu dans le développement d’une politique publique (ce que nous avons appelé plus haut le contexte cognitif). Le référentiel d’action publique peut être défini comme un ensemble de croyances, de valeurs et de techniques qui structurent la scène des politiques publiques et comme un ensemble de recettes éprouvées qui sont censées permettre de répondre aux problèmes jusqu’ici non résolus
[13].
En tant que représentation du monde, le référentiel est non seulement porteur d’une certaine vision d’un problème mais également des groupes sociaux concernés et des solutions envisageables pour y remédier. En outre, la notion de référentiel permet de distinguer deux niveaux d’analyse de l’action publique, soit le niveau global qui synthétise la manière dont une société élabore son rapport au monde à une époque donnée
[14] et le niveau sectoriel, qui agit dans un champ politique spécifique, et dont les cadres cognitifs et normatifs peuvent être mis à mal par un changement de référentiel au niveau global [15].
Christian Maroy [16], au début des années 2000, repérait déjà une évolution des politiques d’éducation et de formation des adultes au niveau européen et dans les États membres suivant trois conceptions (donnant lieu à différents types d’action publique) : le référentiel « social-démocrate », le « libéral » et le « libéral-social ».
Dans le référentiel social-démocrate, le chômage est perçu comme la conséquence d’une pénurie d’emploi, suscitant une réponse politique agissant sur la création d’emplois (comme la réduction du temps de travail). La formation n’est pas affectée à la remise à l’emploi des chômeurs, mais plutôt à l’égalité des chances entre groupes sociaux, voire à l’émancipation ou à l’épanouissement individuel et collectif.
Le référentiel libéral (mobilisé au Royaume-Uni dans les années 80) laisse au « marché », aux mécanismes de l’offre et de la demande de formation le soin d’orienter les efforts de formation sans y assigner une finalité particulière, sans être influencée par une représentation singulière qui associerait par exemple la formation à une exigence d’adaptation de la main-d’œuvre. L’État ne crée aucune obligation normative à l’égard des individus ou des entreprises, libres de se former ou non.
Enfin, le référentiel libéral-social réserve une place particulière à l’intervention de l’État dans le domaine de la formation. L’État est chargé de réguler et de gérer l’offre à travers le financement, l’agrément, l’encadrement des contenus de la formation, entre autres ; mais aussi la demande de formation. La formation est moins un droit ou un choix qu’un impératif catégorique, un engagement dont dépend dans certains cas la jouissance des bénéfices sociaux. Des règles incitent les individus et les organisations à adhérer aux principes de l’apprentissage tout au long de la vie, structurée autour du développement des compétences et de la qualification de tous les actifs [17]. C’est ce référentiel qui influence la politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie.
Ce cadre théorique mixte permettra d’appréhender plusieurs phénomènes :
- L’évolution de la notion d’apprentissage tout au long de la vie, d’un concept pédagogique émancipateur à une solution politique à la lutte contre le chômage ;
- L’importance croissante des apprentissages de base dans les politiques de formation et d’éducation des adultes.
Trajectoire de la politique européenne d’éducation et de formation du Traité de Rome à aujourd’hui
La première partie de cette étude retrace l’émergence et l’évolution de la politique européenne d’éducation et de formation des adultes en quatre phases au travers l’analyse de divers éléments du contexte global, du cadre politico-administratif dont elle se dote et qui se densifie au fil du temps et de l’évolution des conceptions (des publics, du rôle de l’éducation, etc.) qui la sous-tendent.
Première phase : 1957-1993 : de Rome à Maastricht
Dès le Traité de Rome, la formation professionnelle est reprise parmi les domaines potentiels de coopération entre les États membres. Elle est d’emblée conçue comme outil d’une politique d’emploi, afin de favoriser la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs dans le nouveau contexte de libération des marchés (ouverture du marché unique).
La formation professionnelle dans le Traité de Rome
L’éducation ne fait pas partie des domaines politiques que les six pays fondateurs (Italie, Benelux, Allemagne, France) de la Communauté économique européenne (CEE) inscrivent à l’agenda des premiers jours de la construction européenne. En revanche, la formation professionnelle des travailleurs adultes apparait, dès le Traité de Rome [18], comme un domaine de coopération potentiel. L’article 128 (chapitre 2) du Traité fournit la base légale pour le développement d’une politique de formation professionnelle commune envisagée comme soutien à la croissance économique et à l’emploi [19].
La formation professionnelle apparait ici comme une solution (policy stream, au sens de Kingdon), comme instrument d’une politique d’emploi, permettant la mobilité professionnelle et géographique, mais les actions envisagées restent limitées [20]. L’article 125 du Traité parle de « rééducation des adultes » dans le cadre de la prévention contre le chômage, mais celui-ci n’est pas encore problématique dans le contexte économique des Trente Glorieuses. Les économies des six membres fondateurs de la CEE profitent encore de l’exploitation du charbon, de la production d’acier et des richesses coloniales accumulées depuis le XIXe siècle. Le pétrole bon marché alimente l’industrie manufacturière florissante. Les emplois ouvriers, de la mine à la ligne de montage fordiste, sont stables et ne nécessitent pas de qualifications.
Les besoins de formation, à des fins de qualification ou de requalification de la main-d’œuvre, principalement ouvrière, ne sont donc pas perçus comme urgents, pas plus que l’alphabétisation des classes ouvrières, notamment immigrées. L’instruction obligatoire des enfants, organisée depuis le XVIIIe siècle dans certaines régions d’Allemagne, au milieu du XIXe en France et en Italie, et en 1914 en Belgique, est perçue comme suffisante pour éradiquer l’analphabétisme.
Répondre au choc pétrolier et à la montée du chômage : la logique adéquationniste
L’année 1973 sonne le glas des Trente Glorieuses. Après le premier choc pétrolier, l’augmentation du chômage fait apparaitre le manque de qualifications, donc de mobilité professionnelle, des ouvriers et des jeunes comme un problème politique à résoudre.
L’Allemagne de l’Ouest, la France et l’Italie se dotent toutes d’instituts chargés de soutenir le développement du secteur de la formation professionnelle comme solution au chômage. En 1974, une agence européenne consacrée à ce domaine, le CEFEDOP, le Centre européen pour la Formation professionnelle, est créé avec pour mission de répondre aux besoins d’adaptation de la main-d’œuvre dans un contexte de désindustrialisation.
Cette vision utilitariste de la formation des adultes, concevant l’éducation et la formation des adultes comme outil d’adéquation de la main-d’œuvre aux mutations de l’économie, coexiste à l’époque avec des visions plus humanistes comme, en Belgique francophone, la loi instaurant l’enseignement de Promotion sociale votée en 1964 et le décret Éducation permanente reconnaissant et soutenant structurellement l’action des associations visant l’émancipation individuelle et collective des adultes adopté en 1973.
La Commission européenne, l’Unesco et l’OCDE, trois entrepreneurs politiques internationaux
Si la politique éducative est traditionnellement la chasse gardée des États-nations, investie au plus haut point des valeurs qu’une nation entend défendre, elle devient néanmoins, dès les années 70, un objet politique international, au cœur d’un jeu d’influences impliquant plusieurs acteurs internationaux.
Bien avant l’inscription de l’éducation parmi les priorités de l’Union, la Commission en tant qu’organe souverain de l’Union européenne, développe déjà ses capacités administratives et politiques dans le domaine de l’éducation et de la formation en se dotant de deux unités consacrées respectivement à l’éducation et à la formation professionnelle. Toutes deux relèvent de la Direction générale à la Recherche et aux Sciences. En 1981, ces deux unités sont transférées à la Direction générale à l’Emploi, aux Affaires sociales et à l’Éducation [21] [22].
La Commission européenne se développe de cette manière comme un acteur au sens de la notion d’« entrepreneur politique » de Kingdon, préparant son rôle de leader dans la formation d’une politique européenne en matière d’éducation et de formation aux côtés de l’Unesco et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
C’est d’abord l’Unesco qui, dès la fin des années 60, dans le contexte de mai 68, promeut une réforme des systèmes éducatifs pour sortir d’une vision réductrice de l’éducation, incapable de produire l’émancipation des peuples et des personnes et propose de redéfinir l’éducation comme processus social et culturel s’étalant « tout au long de la vie », donnant la possibilité à chaque être humain d’évoluer et de se réaliser, et dépassant les limites des institutions, des programmes et des méthodes imposées depuis des siècles [23]. L’Unesco est donc précurseuse d’une notion d’éducation « tout au long de la vie » au sens de processus ininterrompu d’émancipation personnelle, sociale et professionnelle, et permettant l’amélioration des conditions de vie des personnes et des collectivités. Il s’agit ici d’un concept global et complexe, désignant tant les différents modes d’apprentissage formels, non formels et informels dans leur continuité temporelle ainsi que dans la diversité des domaines qu’ils recouvrent [24].
À la même époque, l’OCDE commence aussi à s’intéresser à l’éducation et élabore la notion d’« éducation récurrente » autour de deux principes d’ordre économique. D’une part, l’éducation doit être envisagée comme un bien d’investissement, selon la théorie du capital humain [25], qui associe l’accumulation des savoirs à une augmentation du salaire individuel et à la croissance économique. D’autre part, l’éducation doit être soumise, en tant que dépense publique, à des exigences d’efficacité [26].
L’éducation et la formation des adultes à l’époque de l’État providence : visions plurielles
Dans le contexte politique et économique des Trente Glorieuses, le référentiel « social-démocrate », intégrant des éléments du socialisme dans une économie capitaliste, préside à la formation des politiques publiques dans les pays européens du bloc fondateur. L’expression politico-institutionnelle emblématique de ce référentiel est l’État providence, au sein duquel l’appareil étatique est doté de prérogatives et de fonctions étendues, notamment dans les domaines sociaux, à l’inverse d’une conception de l’État dont les fonctions seraient strictement régaliennes. Sans entrer dans les détails des conceptions spécifiques à chaque pays européen à l’époque, les enjeux et objectifs de l’éducation et de la formation des adultes sont structurés dans le référentiel « social-démocrate » autour de notions telles que l’égalité des chances, la justice sociale, l’émancipation individuelle et collective [27].
En Belgique francophone, c’est à partir de cette époque que l’alphabétisation, portée depuis les années 60 par des réseaux associatifs et syndicaux, est reconnue d’utilité publique. Caractérisé par la diversité des objets sociaux de ses acteurs (associations actives dans la formation professionnelle, associations d’éducation permanente, de cohésion sociale, écoles de devoir, accueil des migrants, etc.), un secteur belge de l’alphabétisation émerge à cette époque autour de l’urgence de lutter contre la persistance de l’illettrisme, de reconnaitre l’alphabétisation comme droit fondamental et d’offrir à toute personne une formation gratuite et proche de chez elle [28].
La persistance des inégalités scolaires et du déterminisme social est à cette époque encore prise en compte dans les politiques sociales, et le système de protection sociale et de redistribution des richesses est perçu comme compensatoires à des inégalités d’origine [29]. Le manque de formation n’est pas perçu comme une cause du chômage. Ce dernier est plutôt attribué à la pénurie d’emplois qu’une politique étatique peut corriger en créant des emplois, ou en réduisant le temps de travail par exemple.
Dans ce contexte, la formation professionnelle est davantage l’apanage des travailleurs salariés que celle des chômeurs, comme en France où la loi du 16 juillet 1971 sur l’organisation de la formation professionnelle instaure l’obligation, pour les entreprises, de consacrer un pourcentage de la masse salariale à la formation de ses salariés [30] [31]. Comme l’écrit Jean-Luc Guyot [32] à propos de la formation en Wallonie : […] des années 1950 aux années 1970, la formation est considérée comme un bien collectif et un droit pour tous. Sa démocratisation et son accessibilité constituent un objectif politique, en accord avec les idéaux d’émancipation sociale et d’égalité des chances entre les groupes sociaux alors en vigueur.
Au niveau européen, dès le Traité de Rome, les questions de mobilité professionnelle et de reconversion sont envisagées comme solution aux mutations économiques induites par la libération des marchés (compétitivité accrue et chômage) et la formation professionnelle est réencodée en politique d’emploi. Au demeurant, les conceptions très divergentes portées soit par l’Unesco, soit par l’OCDE laissent entrevoir les clivages qui structureront le débat autour de l’éducation et la formation dans les années 90.
Deuxième phase : 1993-2000 – de Maastricht à Lisbonne
Alors que l’Union européenne assied progressivement son rôle transnational dans les politiques d’éducation et de formation, sa stratégie est dominée par la notion d’apprentissage tout au long de la vie, sensée devenir le principe directeur des réformes de systèmes éducatifs. La notion sous-entend l’adaptation constante des individus au marché de l’emploi bouleversé par la pénétration des technologies.
Contexte : les pays européens à l’épreuve de la compétitivité internationale
La fin de la guerre froide et la chute de l’URSS consacrent la victoire du modèle économique capitaliste globalisé. Les économies se font concurrence sur la scène mondiale et la compétitivité des économies européennes face aux économies émergentes est une priorité à l’agenda politique de l’UE. C’est dans ce contexte idéologique du renforcement de la compétitivité du bloc européen que la conception de l’éducation à l’aulne de la théorie du capital humain se consolide et que, corolairement, le niveau d’éducation et de compétences des actifs prend le tour d’un problème politique auquel les gouvernements doivent remédier.
Dans son livre blanc [33] sur l’emploi, intitulé Croissance, Compétitivité et Emploi : les défis et les pistes pour entrer dans le XXIe siècle [34], la Commission souligne l’importance d’aligner les systèmes d’éducation et de formation sur les besoins économiques. En 1995, la Commission publie également un livre blanc sur l’éducation, Enseigner et apprendre. Vers la société cognitive [35], qui expose ses priorités, parmi lesquelles la mise en place d’un système de validation des compétences, le rapprochement entre l’école et l’entreprise et la mise en place d’incitants à l’investissement dans le domaine de la formation [36].
L’éducation inscrite au Traité de Maastricht
Jusqu’en 1993, l’UE ne dispose d’aucun pouvoir légal pour intervenir dans les matières sociales ou éducatives des États membres, tout au plus peut-elle rendre publique ses positions sur certains sujets spécifiques, comme dans les livres blancs, et agir par le jeu de la soft law [37]. Ce vacuum légal ne contente pas les partisans d’une Europe sociale qui profitent des négociations du Traité de Maastricht et des nouvelles règles budgétaires du pacte de stabilité européen pour réclamer un rééquilibrage en faveur d’une Europe sociale comme contrepartie à la consolidation économique et financière. Leur revendication est confortée par la victoire électorale, dans différents pays du bloc, de partis centristes ou de gauche, amenant une « vague rose » aux manettes de l’Europe.
Cette conjoncture entrouvre une fenêtre d’opportunité pour garantir l’inclusion, dans le Traité de Maastricht, de nouveaux domaines d’action, dont l’éducation et la formation professionnelle, et l’adoption d’une stratégie coordonnée pour l’emploi. L’UE exerce donc, à partir de 1993, une compétence « subsidiaire » dans le domaine de l’éducation en vertu de laquelle elle peut entreprendre une action publique coordonnée lorsque les objectifs d’une action ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée
[38].
C’est Jacques Delors, l’ancien Ministre français de l’Économie qui est alors Président de la Commission européenne (il assurera deux mandats, de 1985 à 1995). Fervent avocat du rôle de l’éducation dans le développement des pays, Jacques Delors incarne parfaitement la figure de l’« entrepreneur politique » de Kingdon.
Dans la foulée de Maastricht, la Commission européenne se dote d’une Direction générale de l’Éducation, de la Jeunesse, du Sport et de la Culture (DG EAC). La DG EAC pilote et finance, dans les années 90, deux grands programmes dans le domaine de l’éducation : Leonardo, consacré à l’enseignement supérieur et Socrates, consacré à la formation professionnelle.
En l’an 2000, la création du sous-programme Grundtvig, consacré à l’éducation des adultes, permet le financement de projets en marge d’objectifs liés au marché de l’emploi. Pendant une quinzaine d’années, Grundtvig a soutenu des organisations de formation des adultes dans la mise en place de projets internationaux destinés aux apprenants et aux formateurs du secteur de l’éducation non formelle des adultes peu ou pas lettrés. L’évolution et enfin la suppression de Grundtvig en 2014 acte la stratégie « tout à l’emploi » amorcée dans la première décennie 2000. Le cadre actuel du programme Erasmus+ (dans lequel a été absorbé Grundtvig) n’inclut plus la participation des apprenants dans les projets de mobilité finançables.
La flexicurité et la formation dans la stratégie européenne pour l’emploi
Sous sa présidence, Jacques Delors propose la modernisation des marchés de l’emploi européens, jugés trop rigides, et prépare le terrain pour la conception d’une stratégie européenne pour l’emploi bâtie d’une part sur la notion de « flexicurité » et d’autre part sur le recours à la formation.
Visant tout à la fois l’augmentation du taux d’emploi et l’amélioration de la qualité d’emploi, l’expression oxymorique « flexicurité » vise à concilier les besoins des employeurs en matière de flexibilité de la main-d’œuvre avec ceux des travailleurs en matière de sécurité de l’emploi, ces derniers souhaitant avoir l’assurance de ne pas connaitre de longues périodes de chômage.
Son opérationnalisation dépend de quatre paramètres : la flexibilité et la fiabilité des contrats de travail, la cohérence de l’apprentissage tout au long de la vie, l’activation des politiques d’emploi et la modernisation du système social. Comme l’explique Bernard Conter à propos de la flexicurité, la sécurité dont il est question ici n’est plus la sécurité DE l’emploi mais la sécurité DANS l’emploi
[39].
C’est dans ce contexte qu’apparait l’expression « sécurisation des parcours professionnels », qui traduit le souci de préparer les actifs à passer d’un métier à un autre dans un contexte d’incertitude. Le rôle de la formation et de l’éducation dans une approche « tout au long de la vie » devient dès lors central puisque les actifs doivent en permanence actualiser leurs compétences afin de naviguer à vue dans un marché de l’emploi instable. Les stratégies politiques pour l’emploi et pour l’éducation et la formation sont, à partir de là, indissociables.
Le champ de l’alphabétisation ne sort pas indemne d’une politique tendant à assimiler la formation des adultes à un outil de la lutte contre le chômage. D’une part, cette tendance occulte, en ce qui concerne la Belgique francophone, l’approche transversale revendiquée par des organismes d’alphabétisation populaire comme Lire et Écrire, n’établissant aucune hiérarchie entre les différents motifs d’entrée en formation (aider ses enfants à l’école, trouver un emploi, être autonome administrativement…). Cette tendance a un effet direct sur le profil des apprenants en alpha. En Région wallonne, la proportion de demandeurs d’emploi « activés » (ayant conclu un contrat de formation avec l’administration dans le cadre d’une mesure d’activation) parmi les apprenants des huit régionales de Lire et Écrire est passé de moins de 10 % à 50 % en moyenne [40]. D’autre part, le discours sur l’employabilité dans le contexte de la sécurisation des parcours circonscrit l’alphabétisation à un rôle de préformation, une sorte d’étape « zéro » dans le parcours d’insertion professionnelle menant à l’emploi. Elle n’a alors de légitimité que parce qu’elle fournit aux apprenants les « compétences de base » avant qu’ils n’acquièrent des compétences plus spécifiques ou plus techniques liées à une profession.
1996 : l’année zéro du lifelong learning
La Commission Delors propose de faire de l’an 1996 l’Année européenne de l’Apprentissage tout au long de la vie, afin de visibiliser le concept dans les États membres, encouragés à investir dans une réforme des systèmes d’éducation pour assurer le lien entre formation et vie active, de créer une continuité d’apprentissage entre la formation initiale et la formation continuée, et de former la main-d’œuvre de l’an 2000, capable de s’adapter aux mutations technologiques annoncées, dans une logique de progression continue des compétences [41].
L’année 1996 est donc une sorte d’année zéro du lifelong learning au niveau européen. La Commission européenne encourage les États membres à prendre toutes les initiatives possibles qui visent à sensibiliser le public européen à l’importance de l’éducation et de la formation tout au long de la vie, promouvoir une meilleure coopération entre les structures d’éducation et de formation et les entreprises en particulier les PME […]
[42]. On voit ici que la relation entre emploi et éducation se confirme.
La politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie est également envisagée sous l’angle de la création d’un système commun de validation des compétences académiques et professionnelles, indispensable à la mobilité des travailleurs, qui devient donc une priorité pour la Commission et une première étape dans la formation d’un espace européen de l’éducation.
En associant éducation et travail, l’Union européenne se détourne de la vision globale et complexe du concept d’« éducation tout au long de la vie » proposée par l’Unesco et embrasse la vision économiste de l’OCDE. En 1997, l’apprentissage tout au long de la vie est inscrit dans le Traité d’Amsterdam et en 1998, dans la Stratégie européenne pour l’Emploi.
De l’éducation au lifelong learning : un tournant lexical et conceptuel
Ces dernières décennies, des chercheurs en sciences politiques et en sciences de l’éducation se sont penchés sur la sémantique de l’expression « lifelong learning ». L’une des observations récurrentes est l’ambivalence de ce concept qui n’a pas toujours et partout été utilisé pour désigner les mêmes choses.
Au sein même des institutions européennes, le concept fait tantôt référence à un continuum d’apprentissages qu’un individu devrait suivre de la petite enfance jusqu’à l’âge adulte, et tantôt à un système d’éducation et de formation des adultes modernisé afin de mieux répondre aux exigences de l’insertion professionnelle en termes de mobilité et d’adaptation des compétences à la fluidité du marché de l’emploi [43].
Par ailleurs, l’emploi du mot « learning » (traduit par « apprentissage » en français) en lieu et place du mot « éducation » est à l’origine d’un déplacement de perspective, plaçant l’individu, et non plus les institutions, au cœur du processus d’éducation [44]. Si l’éducation était perçue comme un service public que l’État offrait aux citoyens, l’apprentissage est davantage associé à un bien donnant aux consommateurs – les apprenants – une valeur monnayable [45]. Ce glissement n’est pas neutre ; il atteste d’un déplacement des valeurs. L’éducation est désormais ancrée dans une relation triangulaire avec l’emploi et la croissance.
L’effacement de la notion d’éducation au profit de celle d’apprentissage serait emblématique d’une redéfinition de la relation entre l’État et les citoyens en des termes économiques plutôt que politiques. Ce changement de vocabulaire est, selon Marcella Milana, le résultat conjugué de l’influence croissante d’acteurs transnationaux comme l’OCDE et l’Unesco dans le domaine de l’éducation dès les années 60 et du succès de la conception économiste proposée par l’OCDE, aux dépens de la vision défendue par l’Unesco (voir annexe 2). Rétive à une approche purement économique de l’éducation, l’Unesco propose dans le rapport Éducation : un trésor est caché dedans, une conception mixte de la notion de lifelong learning comme un continuum éducatif, coextensif à la vie et élargi aux dimensions de la société
[46]. Cette conception de l’apprentissage tout au long de la vie s’inscrit dans une perspective historique de démocratisation de l’éducation au service d’une amélioration de la qualité de vie de tous chère à l’Unesco [47].
En rapprochant éducation et travail, l’Union européenne se départit de la vision de l’Unesco et embrasse celle de l’OCDE, synthétisée comme suit dans le rapport lifelong learning for all de 1996 : l’apprentissage tout au long de la vie recouvre toutes les activités, du berceau à la tombe, qui visent à améliorer la connaissance et les compétences de tous les individus qui souhaitent prendre part à des activités.
[48]
Symbolique de la redéfinition de la relation entre l’État et les citoyens, les mots qui souhaitent prendre part
, mettant la volonté de l’apprenant au centre de la notion d’apprentissage tout au long de la vie, sont volontairement mis en emphase dans le texte original. En d’autres termes, l’apprentissage tout au long de la vie rend les individus responsables de leur propre parcours d’apprentissage. Le problème politique des disparités économiques de base est évacué au profit d’une surpolitisation des effets éducatifs et des parcours individuels ; les problèmes sociaux sont réencodés en problèmes scolaires.
Troisième phase : 2000-2010 : le tournant de Lisbonne
Une décennie après la chute du mur de Berlin, le bloc européen est toujours aux prises avec le chômage et une croissance jugée trop lente face à la concurrence des économies émergentes. Réunis au Portugal, les chefs d’État ou de gouvernement des quinze États membres de l’époque s’accordent sur une série de réformes structurelles, rassemblées sous la coupole de la stratégie de Lisbonne, pour lever les obstacles à la croissance et encourager le progrès technique et l’accroissement du capital humain.
Le savoir prend le statut d’un capital valorisable à mettre à disposition d’un vaste marché des connaissances et des compétences, et les réformes sociales sous-entendent un transfert budgétaire des postes dédiés aux allocations sociales vers des postes dédiés aux apprentissages tout au long de la vie afin de relever le niveau d’instruction général [49].
Dans le même temps, la stratégie de Lisbonne renforce le pouvoir politico-administratif des institutions européennes dans les matières pour lesquelles elles ne disposaient jusque-là que d’une compétence dite « d’appui » en instaurant le mécanisme de « méthode ouverte de coordination », caractéristique des modes de gouvernance de la technocratie européenne et de ses pratiques où prime la production d’expressions chiffrées, de rapports, de papers [50].
Un nouveau mode de gouvernance pour les matières d’appui : la « méthode ouverte de coordination »
La stratégie de Lisbonne est initialement bâtie sur deux piliers [51] : un pilier économique (devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde) et un pilier social (moderniser le modèle social européen). Les objectifs liés au pilier social, relevant principalement de compétences nationales, ne sont pas assortis de nouvelles lignes budgétaires mais vont donner lieu à un nouveau mode de gouvernance européenne : la « méthode ouverte de coordination », ou MOC. Échafaudée afin d’assurer la coordination des politiques domestiques, leur adhésion aux stratégies économiques globales de l’Union et leur conformité avec les objectifs de Lisbonne dans des matières qui ne relèvent que d’une compétence subsidiaire, la MOC s’apparente à un processus de pilotage multilatéral inspiré des techniques de management du secteur privé. Les outils mobilisés (définition d’objectifs communs, guides de bonnes pratiques, comparaisons sur base d’indicateurs quantitatifs ou benchmarking, évaluations par les pairs, etc.), décidés par la Commission, forment un cadre de référence partagé qui doit faire émerger une logique d’émulation et d’incitation [52].
Les progrès des États dans les matières sociales (éducation et formation, régime des pensions, politiques salariales, etc.) sont comparés et les États les moins avancés sont encouragés à prendre exemple sur les autres. Comme le précise Palle Rasmussen à propos de la MOC, si elle prévoit la participation d’acteurs de différentes natures dans le processus de gouvernance, elle maintient la définition des objectifs politiques en marge des espaces et des temps impartis au processus participatif. Autrement dit, les objectifs généraux, comme les indicateurs qui servent pour mesurer l’évolution des politiques publiques et leurs impacts, sont toujours déterminés à un niveau supérieur [53].
Pour évaluer l’impact des politiques publiques dans le domaine de la formation des adultes, un indicateur portant sur la proportion des adultes ayant pris part à une action d’éducation ou de formation dans les deux semaines écoulées est fixé. L’objectif est d’atteindre 12,5 % en 2010 [54].
C’est dans le cadre de la MOC que les ministres de l’Éducation des États membres rassemblés à Stockholm en 2001 s’accordent pour la première fois sur le cadre d’action commun « Éducation et Formation 2010 » (ET2010) dont l’une des premières initiatives sera le développement d’un référentiel harmonisé de compétences de base, qui verra le jour en 2006 sous forme d’une Recommandation sur les compétences clé [55].
Des enquêtes internationales à la création des publics « non qualifiés »
Dès la fin des années 90, les enquêtes statistiques internationales mesurant les niveaux de compétences influencent l’orientation des politiques d’éducation et de formation en alimentant le récit d’une économie affaiblie par le manque de qualifications de certains actifs. La parution régulière de ces rapports sur les performances des adultes focalise l’opinion publique sur le phénomène du manque de compétences des adultes en reliant toujours ce problème à la persistance du chômage.
Le grand chantier des enquêtes de l’OCDE sur le niveau de compétences des adultes, IALL (1993-1998) puis ALL (2003-2008) et enfin PIAAC (2011 et 2012) suggère que pour rester dans le carré sélect des économies performantes, il faut se munir des bonnes ressources statistiques. Celles-ci révèleront les bonnes solutions politiques à la reprise économique et au vieillissement de la population. En général, l’OCDE estime que le niveau secondaire supérieur est le seuil minimum en dessous duquel une personne n’est pas suffisamment outillée et aura moins de chance sur le marché de l’emploi [56]. L’éducation supérieure est le but à atteindre pour tout le monde. Dans la foulée de l’OCDE, Eurostat établit son enquête Adult Education Survey pour récolter les données qui servent à classer les États ou régions participant en fonction de la compétitivité de leur main-d’œuvre et justifient les stratégies politiques en matière d’éducation et de formation.
Ces enquêtes, menées auprès d’adultes en âge de travailler (de 16 à 64 ans), font l’effet d’une bombe dans certains pays (en Irlande, en France, e. a.) en révélant la persistance des difficultés d’écriture et de lecture au sein d’une large frange de la population et déplacent la question du niveau d’instruction de la sphère privée à la sphère publique. En Belgique, l’alphabétisation entre dès la fin des années 90 dans un processus d’institutionnalisation, avec davantage de ressources financières à disposition de son action et une professionnalisation accrue du secteur.
Par ailleurs, les résultats des enquêtes internationales forgent une représentation des adultes en deux groupes : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, désignés officiellement comme les « qualifiés » et les « non qualifiés ». Dans un article sur la manière dont l’Union européenne caractérise les publics de l’alphabétisation, Antoine Daratos décrit ainsi les enjeux politiques et sociaux que cache, dans le discours européen, cette division systématique des citoyens basé sur leurs savoirs : L’apprenant adulte [en alphabétisation] est caractérisé de manière négative, par ses manques. Ces lacunes, qui ne sont pas expliquées par des éléments d’ordre systémique, constitueraient une véritable menace pour le continent européen dans son ensemble […] La solution résiderait dans l’accompagnement individualisé plutôt que dans l’attention aux facteurs sociaux ou institutionnels qui ont débouché sur des insuffisances en matière de formation : il conviendrait d’encadrer, orienter et motiver.
[57]
À propos de la différenciation entre « qualifiés » et « non qualifiés », l’économiste Philippe Defeyt relève non sans raison la confusion entre l’être « non diplômé » ou « infrascolarisé » et l’être « non qualifié ». Les données statistiques qui classent les personnes en fonction de leurs qualifications ne prennent en compte que le niveau de diplôme atteint, faisant fi de toutes autres types de qualifications qui pourraient être prises en compte lorsqu’il est fait état du niveau de compétences d’une personne, et alors que les dispositifs de validation ne sont pas encore accessibles à tous [58].
En mettant en évidence le choix des mots dans la construction d’une certaine vision d’un groupe social, la réflexion de Philippe Defeyt lève le voile sur le caractère non neutre des solutions politiques mises en œuvre pour répondre à un problème posé [59]. Au demeurant, les présentations des résultats des enquêtes ne font que conforter une orientation politique déjà en place (former pour un emploi) sans contribuer à une compréhension subtile des causes de l’analphabétisme ou des faibles niveaux d’instruction, des multiples corrélations entre niveaux d’alphabétisation, situations d’emploi, niveaux de revenus ou de l’impact du niveau d’alphabétisation des actifs sur leurs conditions de vie [60] [61].
L’État « interventionniste » : premières résolutions spécifiques, premier référentiel de compétences
Après la « vague rose » des années 90, la Commission européenne en 2004 opère un virage à droite lorsque le conservateur portugais José Manuel Barroso succède au centriste italien Romano Prodi. Le portefeuille de l’éducation passe alors des mains de Vivian Reding, une chrétienne démocrate luxembourgeoise, à celles du conservateur slovaque Ján Figel [62]. L’objectif pour son mandat est d’affirmer le rôle clé de l’éducation dans la Stratégie européenne pour l’emploi, dont le message est resserré autour de la diminution des couts du travail, de l’activation des chercheurs d’emploi, de la flexibilité et du développement du capital humain.
L’harmonisation des systèmes de certification des compétences et des qualifications au service de l’employabilité et d’un marché de l’emploi européen ouvert, complémentaire du marché des biens et services, est à la base d’un nouveau compromis politique sur les missions de l’éducation [63].
En appliquant le schéma du modèle de Kingdon à cette période, il apparait que les trois courants (des problèmes, des solutions et politique) convergent. La problématisation du manque d’instruction des adultes et le lien entre non qualification et chômage (problème), au cœur de la stratégie de Lisbonne portée par la Commission Prodi (contexte politique), met en évidence la nécessité de lier emploi et formation / éducation et de réorganiser la formation et l’éducation en fonction de l’objectif d’employabilité par l’adoption de nouveaux instruments de gouvernance en matière d’éducation (solution). (Voir schéma dans l’annexe 1.)
Une ample fenêtre d’opportunité se présente pour accélérer et densifier l’action publique dans le domaine de l’éducation et de la formation, et spécifiquement à l’adresse des adultes « peu qualifiés ». L’Union européenne, à partir de cette période, produit de plus en plus de normes reflétant la position des institutions dans ce domaine, et si elles n’ont pas de valeur juridique, elles ont une valeur politique forte.
En 2006, la Recommandation européenne sur les compétences [64] clé est adoptée afin de garantir la qualité des formations et leur adéquation avec l’objectif d’employabilité, de soutenir la création d’un espace européen des qualifications et la cohérence des systèmes de certification. C’est la première fois qu’une norme internationale trace les contours de contenus d’apprentissage [65].
En 2007 et 2008, la Commission européenne formule deux plans d’action strictement consacrés à l’éducation des adultes « peu qualifiés » intitulés Plan d’action pour l’éducation et la formation des adultes : c’est toujours le moment d’apprendre et Éducation et formation des adultes : il n’est jamais trop tard pour apprendre qui donneront lieu à une résolution du Parlement, toujours en 2008 [66]. La Commission s’adresse ici aux personnes qui sont désavantagées en raison de leur faible niveau d’alphabétisation, de l’inadéquation de leurs aptitudes professionnelles et/ou de leur manque de capacité à s’insérer avec succès dans la société
[67].
La Commission recommande une réforme du secteur de la formation des adultes décrit comme complexe, avec toute une gamme de prestataires de formation, atteignant toutes sortes de groupes cibles
basée sur une intervention croissante des États, tant pour améliorer la qualité des prestations que pour augmenter les taux de participation des publics.
Alors que traditionnellement, les systèmes éducatifs et de formation étaient structurés en fonction d’inputs comme le nombre d’apprenants, la structure horaire, les enseignants affectés, etc., la logique induite par les normes européennes inverse progressivement la donne. L’éducation et la formation sont amenées à être structurées et contrôlées par les outputs (compétences acquises, taux de réussite et de remise à l’emploi, e. a.) une rationalité basée sur les impacts sociaux et économiques de la formation, mesurés en fonction de l’adéquation des compétences au marché de l’emploi et embarquant les apprenants dans des processus standardisés menant à la certification [68].
Dans le même temps, l’action des organisations de terrain est de plus en plus cadenassée et empêche l’ingénierie pédagogique d’évoluer parallèlement à une lecture actualisée des besoins des apprenants. Alors que les défis liés à la complexité de la société et aux diversités de situation des apprenants ne peuvent être relevés qu’à condition d’innover, d’expérimenter et d’essayer d’anticiper les besoins émergents, la politique de formation encourage la reproduction à l’identique d’un système de formation unifié et homogénéisé dont la recette est censée fonctionner partout.
Le projet du lifelong learning, l’individu responsable
À partir des années 2000, la gouvernance européenne par la comparaison et le classement, et les recettes mises en avant pour aider les systèmes nationaux à atteindre les objectifs de Lisbonne agissent comme des instruments de persuasion pour imposer le cadre cognitif de la politique européenne d’éducation et de formation dans les États membres.
Le compromis politique autour de l’éducation et de la formation est réencodé dans des termes économiques. L’apprenant-consommateur, pour rester attractif sur le marché de l’emploi, se forme auprès d’un fournisseur de services éducatifs pourvoyeur de valeur ajoutée. Les compétences deviennent une sorte de monnaie, qui peut dévaluer si elles sont inusitées ou à mesure de l’évolution des besoins du marché de l’emploi, d’où l’importance de se former tout au long de la vie [69].
Le projet de lifelong learning implique à la fois de nouvelles interconnexions entre éducation, marché de l’emploi, croissance et compétition globale entre les États et une redéfinition paradoxale de la place de l’apprenant, à présent au centre du processus, comme acteur autonome d’un parcours d’apprentissage qui lui est rendu accessible dès son plus jeune âge par un système d’éducation et de formation rationalisé par une action publique renforcée.
L’Union européenne embrasse une conception très éloignée de l’idée d’éducation tout au long de la vie développée par l’Unesco ; la fonction économique de l’éducation a pris le dessus sur sa fonction culturelle. Comme en témoigne un fonctionnaire européen, les politiques éducatives sont appelées à y [au chômage] faire face de manière efficace, ce qui fait que le lifelong learning est, au départ, une question de lutte contre le chômage, c’est-à-dire de flexibilisation du marché du travail pour que les gens qui perdent un emploi dans un domaine en regagnent plus facilement dans un autre.
[70]
Un large pan de l’action publique dans les matières sociales porte désormais sur l’offre de travail, autrement dit la main-d’œuvre, via la politique d’éducation et de formation, et non plus sur l’offre d’emploi, via une éventuelle politique d’emploi (créations d’emplois, amélioration de la productivité, etc.). Le commissaire Spidla, en charge de l’Emploi et des Affaires sociales pour les commissions Prodi et Barroso (2004-2010), s’exprime sur cette stratégie en comparant la situation des travailleurs européens « peu qualifiés » à celles de naufragés dont le bateau – métaphore de l’emploi – coule. Voici son raisonnement : que fait-on lorsqu’un naufrage survient, sauve-t-on le bateau ou les naufragés ? Réponse de Spidla : on sauve les naufragés (les travailleurs) en leur fournissant des gilets de sauvetage pour rejoindre un autre bateau (un autre emploi). L’action de l’État préconisée par la Commission européenne consiste donc à équiper les naufragés de gilets de sauvetage qui prennent la forme de bilans de compétences, de parcours d’insertion, de remises à niveau, d’accompagnements et d’orientations, etc. afin de s’embarquer sur d’autres bateaux, où la main-d’œuvre est utile… [71] C’est dans ce contexte d’une politique de formation définie en fonction des emplois à pourvoir que la notion de « métier en pénurie » prend toute sa force.
Avec la promesse d’atténuer le mécanisme de hiérarchie scolaire et de relever le niveau de vie à partir de l’accès généralisé au diplôme, le projet du lifelong learning, attise la mise en concurrence de la population active produite par les tensions sur le marché du travail. Cette dynamique va de pair avec une dévaluation des diplômes qui annule le rôle d’ascenseur social de l’éducation [72]. On voit ici les limites voire l’échec d’un projet d’éducation et de formation tout au long de la vie bâti sur l’employabilité, dans lequel les adultes infrascolarisés, notamment ceux qui s’engagent dans un parcours d’alphabétisation, finiront toujours derrière les autres, mieux diplômés, dans la course à l’emploi. Alors qu’il est promu pour garantir la « mobilité des actifs », le système d’apprentissage tout au long de la vie en place n’induira donc aucun mécanisme d’ascension sociale ou d’amélioration des niveaux de vie tant qu’il ne sera pas accompagné de mesures portant sur l’emploi des personnes les moins diplômées. Jusqu’à présent, les actifs « les moins qualifiés » occupent les segments les moins valorisés du marché de l’emploi en termes de salaire et de reconnaissance, alors que la crise sanitaire a démontré le caractère essentiel de ces premières lignes (le personnel d’entretien, le personnel des supermarchés, le personnel de soin, les livreurs à domicile, etc.). La politique de formation actuelle ne changera rien à l’injustice de cette hiérarchie [73].
En outre, une vision de formation « réduite » à l’employabilité masque la réalité complexe des dynamiques motivationnelles à l’œuvre dans les trajectoires d’alphabétisation. S’il est indéniable que l’un des enjeux opératoires de l’entrée en formation est l’emploi, il est généralement imbriqué dans un écheveau complexe de motifs liés à la vie quotidienne (parentalité, autonomie administrative, etc.) et à l’image de soi (rapport à soi, aux autres, à la société, à la famille, etc.) [74] En plaçant la vie professionnelle de l’individu au cœur du phénomène d’apprentissage, le projet du lifelong learning efface les multiples enjeux sociaux, cognitifs, culturels des processus d’éducation et de la diversité des interprétations et des rôles attribués à ces processus (en fonction de l’âge, du genre, des parcours sociaux, des origines socioéconomiques et culturelles, etc.) Comme si le fait d’apprendre pouvait être contenu dans l’objectif de devenir un individu plus attractif sur le marché de l’emploi. Au lieu de contribuer à plus de justice sociale, le lifelong learning risque donc de causer davantage d’injustice sociale et d’exclusion, en réduisant l’éducation et les processus d’apprentissage à une définition uniforme de préparation et d’adéquation des individus à un marché de l’emploi de manière la plus rentable possible.
Quatrième temps : de 2010 à 2020
Cinq ans après le célèbre sommet tenu dans la capitale portugaise, la stratégie de Lisbonne laissait déjà entrevoir ses limites, notamment en termes de cohérence entre les objectifs à atteindre et les moyens déployés pour atteindre ces objectifs [75]. Alors que les objectifs formulés dans les domaines de l’éducation et de la formation nécessitaient des investissements et un engagement politique à long terme, le Pacte de Stabilité plafonnant le déficit public enfermait les États dans une logique comptable austère et court-termiste, basée sur la réduction des dépenses. En 2008, la crise financière mondiale déclenchée par la crise des subprimes et la crise de la dette en Grèce auraient pu être l’opportunité d’un assouplissement, d’un nouveau pacte basé sur la solidarité et la relance commune, mais c’est la voie de l’orthodoxie et de la surveillance renforcée qui a été privilégiée. Une succession de traités et de paquets législatifs (les emblématiques two-pack et six-pack) a instauré un régime de gouvernance économique et social pour surveiller, contrôler et sanctionner les mauvais élèves de l’Union, ceux qui ne respectent pas les objectifs financiers et budgétaires.
Alors que les États sont tenus de contrôler leurs dépenses par le biais de réformes structurelles dans les domaines sociaux, il leur est recommandé d’investir massivement dans l’apprentissage tout au long de la vie, brandi comme la panacée à des fléaux typiquement européens comme le chômage de masse, la pénurie de main-d’œuvre et le manque d’innovation et d’esprit d’entreprise [76].
En filigrane, le principe de subsidiarité dans les matières sociales s’efface de plus en plus derrière une intervention franche des institutions européennes dans les politiques sociales des États membres. Celles-ci doivent être subordonnées aux recommandations économiques produites au niveau européen [77]. En guise d’exemple, en 2014, les politiques d’éducation et de formation sont abordées dans presque toutes les recommandations de la Commission aux États membres [78].
Changements technologiques et économiques : l’urgence de l’adaptation
Suite à la crise financière de 2008, plus de 5 millions d’emplois sont perdus en Europe. À cela s’ajoute l’annonce de bouleversements dus à la pénétration des nouvelles technologies dans de nombreux secteurs. La suppression des tâches les plus facilement « digitalisables » entrainerait des pertes massives d’emplois et jusqu’à 50 % des emplois seraient à risque, notamment les moins qualifiés (construction, vente, commerce, support administratif, transport, ouvriers industriels, etc.) Contrairement à ce qui a été observé dans le passé et théorisé comme le phénomène de déversement [79], ces pertes d’emploi à venir ne seraient pas compensées, ou du moins pas pendant une phase transitoire, par la création d’emplois dans d’autres activités économiques. Si de nouveaux emplois étaient créés pour chaperonner l’irruption technologique – développeurs, data analysts, digital marketers, etc. – ils demanderaient des compétences que n’a pas le stock actuel de main-d’œuvre.
En 2008, la Commission diffuse une première communication politique à ce propos, intitulée New skills for new jobs [80]. Le texte prédit d’une part la perte d’emplois dans des secteurs primaires et secondaires dus aux bouleversements technologiques et à l’automatisation de certaines tâches, d’autre part la création d’emplois qui nécessitent des qualifications beaucoup élevées.
Ce double constat justifie le renfort de la stratégie européenne en place pour assurer que les Européens soient mieux qualifiés et que leurs compétences répondent aux besoins du marché de l’emploi. Les systèmes d’éducation et de formation, de la petite enfance à l’université en passant par le secteur de la formation des adultes, doivent être encore plus ancrés dans le monde économique, embrasser les intérêts et les valeurs de ce monde. L’éducation et la formation ne sont efficaces que dans la mesure où ils sont utiles au développement d’un secteur ou de l’économie d’un pays. Cette efficacité est chiffrable au moyen d’indicateurs quantitatifs. En formation des adultes, ce sont le taux d’entrée en formation dans des secteurs en pénurie, le taux de réussite ou le taux de remise à l’emploi qui témoigneront de l’efficacité du secteur. Dans le document stratégique Agenda for new skills and jobs [81], émis en 2010, un groupe d’experts rassemblés par la Commission pointe l’urgence de (re)qualifier les individus en fonction des besoins anticipés de main-d’œuvre pour compenser le vieillissement démographique et la baisse du nombre d’actifs jeunes. Le document annonce également la forte demande de main-d’œuvre qui devrait émerger dans le domaine du soin aux personnes âgées – sans faire mention toutefois de l’opportunité de valoriser ces emplois en améliorant les conditions de travail dans ce secteur employeur de travailleurs peu ou moyennement diplômés. Les experts misent sur un développement des plus « hautes » compétences, profitables tant aux individus qu’aux employeurs, à la société et à l’économie en général, et estiment que chacun devrait être impliqué dans ce cercle vertueux de création de compétences permettant une création d’emplois de meilleure qualité.
L’éducation est appelée à évoluer main dans la main avec le secteur privé et à incarner cette vision où emploi, formation et éducation sont intégrés dans un seul processus d’apprentissage tout au long de la vie accessible à tous et ouvert à l’innovation
. Toujours selon ce document stratégique, l’inclusion des groupes les plus vulnérables passe par une formation conforme aux exigences du marché de l’emploi. Dans cette vision, le problème du chômage n’est pas une conséquence du marché de l’emploi (manque d’emplois, exigences accrues du marché du travail, etc.), mais d’un manque de qualification, et sera réglé quand la formation sera plus adéquate.
Bye bye, DG Éducation
Au terme de la « décennie Lisbonne », le Conseil européen adopte, en juin 2010, la « Stratégie Europe 2020 pour une croissance intelligente, durable et inclusive ». Parmi les objectifs, deux relèvent du domaine de l’éducation : réduire le taux d’abandon scolaire à 10 % et porter à 40 % la proportion des personnes de 30 à 34 ans porteuses d’un diplôme de l’enseignement supérieur [82].
L’éducation et la formation des adultes ne figurent pas dans la stratégie éducative, mais sont associées à l’objectif de taux d’emploi de 75 % qui ne peut être atteint que par l’amélioration de l’employabilité des actifs les « moins qualifiés ». En 2014, la Commission européenne délocalise donc l’unité responsable de l’éducation des adultes, anciennement sous la tutelle de la Direction générale Éducation et Culture, à la Direction générale Emploi et Affaires sociales, un transfert de compétences qui scinde définitivement le destin et le rôle de l’éducation et de la formation des adultes, associés à la politique d’emploi, et ceux de la formation initiale, associés aux politiques éducatives et culturelles. Cela dit, l’influence de la DG Emploi sur les politiques d’éducation et de formation des adultes agit depuis les années 80 par l’intermédiaire du Fond social européen, l’un des principaux – pour ne pas dire le principal, surtout depuis la dilution du programme Grundtvig dans le vaste Erasmus+ – levier de cofinancement européen de programmes d’action dans le secteur de l’éducation et de la formation des adultes [83].
Gouvernance économique et sociale : évolution de la subsidiarité
Au lendemain de l’échec de Lisbonne, l’Europe assortit sa nouvelle Stratégie Europe 2020 d’un mécanisme sensé soutenir les efforts des États membres dans la réalisation de ses objectifs : le semestre européen.
Dans le cadre de ce nouveau dispositif de gouvernance, la Commission européenne est chargée d’analyser annuellement les politiques sociales des États et d’évaluer leur conformité avec les objectifs économiques de l’Union (maintien de finances publiques saines, respect des limites imposées en matière d’endettement par la compression des dépenses publiques, e. a.). Elle émet ensuite un avis et une proposition de réformes à mener dans un document appelé Recommandation spécifique à chaque État membre.
Les réformes sociales doivent servir à mettre en œuvre des stratégies d’inclusion active plus performantes et à utiliser de manière plus efficiente et efficace les ressources affectées aux politiques sociales.
[84]
Dans la recommandation adressée à la Belgique, avant la pandémie de covid-19, émise en juin 2019, la Commission préconisait un retrait des mesures constituant un obstacle au travail, observant que la Belgique restait le seul État membre dans lequel les prestations de chômage ne sont pas limitées dans le temps
et qu’il existait des facteurs financiers dissuadant les bénéficiaires des régimes d’assurance-maladie et d’invalidité ainsi que les personnes apportant un deuxième revenu de prendre un emploi à temps plein.
[85] La Commission proposait un renforcement des politiques d’activation en particulier pour les travailleurs peu qualifiés, les plus âgés et les personnes issues de l’immigration, qu’elle [la Belgique] améliore la performance et l’inclusivité des systèmes d’éducation et de formation et qu’elle prévienne le phénomène d’inadéquation des compétences
[86].
Au-delà des effets en termes de soft power, le mécanisme du semestre européen a des conséquences sur les politiques sectorielles puisque les orientations du programme opérationnel du Fonds social européen doivent suivre les recommandations annuelles [87].
Convergence sociale et droits sociaux
Le jeu de rééquilibrage des rapports de force entre un projet exclusivement économique et une Europe sociale traverse la construction européenne depuis ses origines. En 2017, une étape historique est franchie avec la proclamation du Socle européen des droits sociaux, adopté dans la foulée – un peu comme monnaie d’échange – des nouveaux instruments de gouvernance économique.
Avant 2017, certains acquis sociaux étaient énoncés dans la Charte européenne des Droits fondamentaux mais considérés davantage comme des « principes » que comme des droits à part entière, une différenciation hiérarchisante sur le plan légal [88]. L’absence d’une position coordonnée de tous les États membres sur les questions sociales n’encourageait pas la Commission à prendre des initiatives d’envergure, ni ne favorisait la prise en compte de l’interdépendance de phénomènes sociaux comme la pauvreté et le faible niveau d’éducation.
Aussi, l’adoption en novembre 2017 du Socle européen des droits sociaux marque une étape décisive de la construction de l’UE en abordant des matières sociales jusque-là peu investies (rémunérations, protection sociale et prestations de chômage, e. a.). L’UE consacre l’article premier du Socle à l’accès à l’éducation et à la formation tout au long de la vie : Toute personne a droit à une éducation inclusive et de qualité, à la formation et à l’apprentissage tout au long de la vie afin de maintenir et d’acquérir des compétences qui lui permettent de participer pleinement à la vie en société et de gérer avec succès les transitions sur le marché du travail.
Actuellement, ce texte est un document politique à la valeur consultative non contraignante. Il pourrait donc ne rester qu’une grille de lecture sans aucune valeur ajoutée. Néanmoins, depuis 2020, le Socle doit faire partie des principes guides dans le cadre des recommandations que la Commission émet aux États membres lors du Semestre européen [89].
Nouvel agenda politique
Comme pour la période précédente, les trois courants de Kingdon (problème, contexte, solution) convergent de manière à ce que l’éducation et la formation des adultes « peu qualifiés » figurent au sommet des priorités politiques de l’Union européenne. Les résultats des grandes enquêtes internationales révélant la persistance des bas niveaux d’éducation dans certaines franges de la population, et en particulier chez les personnes sans emploi, et les bouleversements induits par les mutations technologiques sur le marché de l’emploi alimentent une lecture causale du problème du chômage : la persistance du chômage est une conséquence du bas niveau d’éducation, surtout dans le contexte d’une économie basée sur les technologies.
L’Union européenne poursuit donc sur la voie empruntée depuis Lisbonne, avec une production de textes politiques et légaux par la Commission, le Parlement et le Conseil suggérant l’engagement des États dans l’amélioration de l’efficacité des systèmes de formation des adultes. L’arsenal politico-administratif européen consacré au redressement du niveau d’éducation des adultes « peu qualifiés » s’étoffe.
Éducation et Formation 2020
En 2011, le Conseil européen adopte une nouvelle résolution spécifique, remplaçant celle de 2008 (Éducation et formation des adultes : il n’est jamais trop tard pour apprendre), intitulée Agenda européen renouvelé dans le domaine de l’éducation et de la formation des adultes [90] et qui s’inscrit dans le cadre plus global de la stratégie Éducation et Formation 2020 (ET2020).
La stratégie ET2020 est, comme la précédente ET2010, un espace de coopération entre les États membres basé sur la méthode ouverte de coordination, qui garantit la cohérence des actions politiques en fixant des objectifs spécifiques et des indicateurs communs. L’indicateur central en matière d’éducation et de formation des adultes demeure le taux de participation des adultes à une activité de formation [91]. L’objectif à atteindre est toujours fixé à 15 % d’adultes ayant participé à une activité de formation dans les deux semaines précédant l’enquête. Nouveauté depuis ET2010, un dispositif de gouvernance spécifique à l’éducation des adultes, mêlant recensement de bonnes pratiques, comparaison des performances entre les pays, rencontres d’acteurs clés, etc., sensé renforcer la coordination entre les différents États membres dans ce domaine, est introduit. Il est demandé aux États qu’ils s’engagent à faire porter leurs efforts sur certaines thématiques prioritaires, à rendre le secteur plus cohérent en organisant la concertation entre tous les acteurs, à coopérer au processus européen en nommant un coordinateur national. Les thématiques prioritaires sont évidemment le reflet des stratégies politiques de l’UE et concernent : une offre d’apprentissage flexible et qualitative, une approche centrée sur les résultats, la sensibilisation à l’importance de l’apprentissage tout au long de la vie, le système de validation des apprentissages formels et informels. La plateforme en ligne EPALE, financée par Erasmus+, est créée en 2014 dans le cadre de la gouvernance spécifique de l’éducation des adultes, comme un outil multilingue permettant à toutes les organisations ou les personnes impliquées dans le secteur de l’éducation des adultes, formateurs, travailleurs sociaux, chercheurs, fonctionnaires publics, de partager des ressources, des bonnes pratiques. Il propose également des ressources sur l’évolution du cadre européen dans le domaine de l’éducation des adultes.
Nouvelle stratégie en matière de compétences pour l’Europe
En 2016, la Commission européenne rend publique une Nouvelle stratégie en matière de compétences pour l’Europe, dont la devise est « Travailler ensemble pour renforcer le capital humain et améliorer l’employabilité et la compétitivité » et qui a la tâche de moderniser les systèmes d’emploi européens et d’assurer la montée en compétences des actifs pour relever le niveau d’emploi et assurer la durabilité des modèles sociaux.
La stratégie a un caractère programmatique en matière de formation et d’éducation des adultes. Elle formule à cet effet dix initiatives (qui donneront lieu à des recommandations ou à des programmes d’action) relatives soit à l’acquisition des compétences, soit à la comparabilité et à la visibilité des compétences, soit à la veille stratégique en matière de compétences.
C’est sous la coupole de cette stratégie en matière de compétences qu’est adoptée, en décembre 2016, la recommandation « relative aux parcours de renforcement de compétences » (voir encadré) et qu’est révisé, en 2018, le cadre européen de référence en matière de compétences clés [92].
Zoom sur la recommandation « relative à des parcours de renforcement des compétences des adultes »
En décembre 2016, sur proposition de la Commission européenne, le Conseil adopte la recommandation relative à des parcours de renforcement de compétences
[93]. Le texte jette les bases de ce qui doit servir de modèle aux États membres pour réformer leur action à l’adresse des septante millions d’Européens en déficit de compétences
dans une perspective d’apprentissage tout au long de la vie [94].
Le référentiel sectoriel [95] qui encadre l’action publique européenne en matière d’éducation des adultes apparait très clairement dans cette recommandation, notamment dans l’approche des personnes concernées, définies par leur déficit de compétences et leur vulnérabilité sur un marché de l’emploi en mutation.
Le manque de compétences est ici identifié comme une menace qui pèse sur l’Europe et le lien entre manque de qualifications et chômage est réitéré. Il est question des nouvelles exigences du marché du travail
, du risque de chômage, de pauvreté et d’exclusion sociale
, des douze millions de chômeurs de longue durée
, des lacunes fondamentales dans les compétences de base chez les chômeurs et d’autres groupes vulnérables
, de compétences pertinentes adaptées au monde d’aujourd’hui
, des écarts de compétences
, de l’inadéquation
, des difficultés à trouver du personnel possédant les qualifications dont [les entreprises] ont besoin pour accroitre leur activité et innover
, etc.
La recommandation avait dans un premier temps été proposée comme le pendant adulte de la Garantie pour la jeunesse [96], dont l’objectif était de garantir à tous les jeunes l’accès à un apprentissage des compétences de base. Toutefois, le projet relatif aux adultes a été modifié en cours de route. L’idée de « garantir » les compétences s’est effacée au profit de celle de « renforcer » les compétences. Apparemment anodin, ce changement de vocable n’est pas passé inaperçu dans le secteur de l’éducation des adultes. Dans son cahier de revendications pour les élections européennes de mai 2019, Lire et Écrire pointe cette révision à la baisse de l’ambition première de l’UE qui était de produire un texte politique garantissant à chaque citoyen européen le droit effectif aux savoirs de base (en lecture, écriture, calcul et compétences numériques), ce qui aurait été une base utile pour le secteur de l’alphabétisation [97]. Finalement, la recommandation européenne ne parle plus du tout de garantie mais de renforcement. Les États membres sont invités à organiser un parcours adapté aux adultes peu qualifiés désireux de renforcer leurs compétences. Étant donné, toujours selon les termes du texte de recommandation, que nombreux adultes peu qualifiés ne s’engagent pas spontanément en formation, l’une des actions conseillées aux États membres est d’investir dans des stratégies d’adhésion. Même s’il n’est jamais explicitement question d’obligation de formation, la frontière entre liberté et contrainte est ici très tenue. Comment ne pas se sentir obligé de se former, ou en creux, comment se sentir libre de ne pas se former, lorsqu’on est qualifié de « menace » pour la croissance et le bien-être des sociétés européennes ? La non entrée en formation n’est jamais envisagée à l’aune de facteurs systémiques mais toujours associée à un défaut de motivation, à un choix individuel, comme si les individus peu qualifiés voulaient absolument conserver leur privilège d’appartenir au groupe des personnes « peu qualifiées » n’ayant pratiquement plus aucune chance de travailler et dont les compétences sont considérées insuffisantes aux standards admis dans leur société…
La recommandation propose de structurer l’éducation et la formation des adultes « peu qualifiés » en trois étapes : évaluation de compétences, offre de formation, validation et reconnaissance. En définitive, trois des quatre étapes correspondent davantage à des démarches administratives qu’à des temps de formation. L’action de formation en alphabétisation entre dans le champ d’application de cette recommandation au niveau de la Fédération Wallonie Bruxelles et est située, si l’on suit la logique du parcours partant d’une case zéro (la personne n’est pas qualifiée) allant à une case trois (la personne est diplômée), aux prémices de la case deux, en tant qu’objectif de préformation. La notion de parcours de compétences promue porte à croire que l’acquisition de compétences se fait forcément de manière cumulative. L’apprenant accède d’abord à des savoirs de base pour aller vers l’acquisition d’un ensemble plus vaste de savoirs lui permettant d’accéder à l’emploi. En organisant la formation de manière cumulative, des compétences de base à la formation spécifique au métier, la recommandation ignore les temps longs que les processus d’alphabétisation impliquent et qui repoussent l’accès aux formations professionnalisantes à des horizons parfois très éloignés. L’expérience de Lire et Écrire montre que l’alphabétisation à des fins d’insertion socioprofessionnelle, au lieu d’être considérée comme une étape de préformation, devrait être intégrée dans des dispositifs de formation concomitante combinant apprentissages techniques et généraux, afin de permettre aux apprenants d’évoluer professionnellement tout en continuant à se former et une reconnaissance au niveau européen permettrait de faire progresser les pratiques au niveau domestique. Pour mettre en place ce genre de dispositifs pédagogiques innovants, les acteurs de terrain ont besoin non seulement d’une certaine liberté d’action, mais aussi de temps, deux denrées rares dans le système actuel, où l’efficacité des opérateurs est évaluée sur base d’indicateurs quantitatifs [98].
En définitive, ce texte reprend l’ensemble des notions développées par les différentes normes européennes en matière d’éducation et de formation depuis les années 2000 et qu’ont déjà intégrées les systèmes d’insertion socioprofessionnelle en Wallonie et à Bruxelles dans le cadre de l’activation des chômeurs : accompagnement individuel, bilan de compétences, adéquation de l’offre de formation au marché du travail, évaluation, validation…
L’apprentissage tout au long de la vie, nouvelle gestion de l’éducation
Plus de vingt ans après les premières mentions sous Jacques Delors, le concept de lifelong learning est devenu tant au sein des institutions européennes que dans les sphères politico-administratives domestiques la clé de voute d’un nouveau modèle éducatif et de formation et, plus largement, d’un nouveau paradigme de relation entre l’État et les citoyens, l’investissement social, reconnu comme la troisième voie entre un néolibéralisme thatchérien trop austère et un État-providence trop dispendieux. L’idée d’investissement social substitue une logique de prévention des risques sociaux à une logique d’assurance, en perpétuant des slogans de justice et de progrès social réencodés dans des enjeux liés à l’éducation et à la formation. L’idée est d’investir dans les individus dès la petite enfance pour améliorer l’égalité des chances et mieux les préparer à la vie active afin de ne plus avoir à intervenir en cas de perte d’emploi, de maladie, voire même, sur le long terme, à l’occasion de la pension de travailleurs.
[99] Si un individu ne trouve plus d’emploi, il « n’aura qu’à » se requalifier en acquérant ou en faisant valider de nouvelles compétences. Tout est mis en œuvre pour qu’il opère et réussisse une reconversion et la justice sociale est garantie par la gestion bien encadrée d’un système d’apprentissage tout au long de la vie accessible à tout le monde.
Dans ce contexte, le maintien au chômage d’une personne, comme son échec scolaire, ne relèveraient que de sa seule responsabilité, d’un manque de volonté ou d’un défaut motivation qu’il suffirait d’activer en contraignant les personnes ou en adaptant les structures de formation. Pourtant, en 2016, les résultats d’une recherche-action sur la dynamique motivationnelle à l’œuvre chez les apprenants de Lire et Écrire mettaient en évidence le rôle des conditions et du cadre de vie en amont de la formation, à l’entrée en formation et en cours de formation (les possibilités de se déplacer, de faire garder ses enfants, l’état de santé des personnes…) [100]
Alors que chez Lire et Écrire (chiffres de 2021), plus d’un tiers des apprenants émarge au CPAS, plus d’un quart est sans revenu propre, 20 % sont bénéficiaires d’allocations de chômage et seuls 5 % ont un emploi [101], nous nous inquiétons quant aux conséquences sur l’entrée et le maintien en formation d’une dégradation majeure des conditions de vie des apprenants à l’heure où les mécanismes de solidarité sociale sont remis en question et progressivement remplacés par des dispositifs d’accompagnement et de formation. La même recherche-action, mais d’autres travaux aussi [102], font par ailleurs apparaitre que l’un des motifs principaux des entrées en formation des apprenants est bien l’emploi ou l’accès à la formation qualifiante.
Sur le terrain, les opérateurs de formation doivent intégrer de plus en plus de normes dans la gestion de leurs activités (normes administratives et financières qui participent à une inflation du travail bureaucratique aux dépens du travail de formation, e. a.) et répondre à des objectifs de remise à l’emploi, quitte à mettre leurs projets pédagogiques en second plan des priorités voire, à sélectionner les candidats les plus à même à « réussir » et à délaisser les candidats les plus éloignés de l’emploi, comme les personnes en situation d’illettrisme.
L’éducation et la formation des adultes « peu qualifiés » dans l’Espace européen de l’Éducation 2025
Après avoir observé comment la politique européenne d’éducation et de formation des adultes « peu qualifiés » s’était fixée sur la notion d’apprentissage tout au long de la vie depuis le début des années 2000, abordons brièvement les dernières évolutions stratégiques promues dans le contexte de la pandémie de covid-19.
Le secteur a subi un revers sans précédent pendant les confinements successifs, entre l’arrêt total des activités de formation et la transition obligée vers une formule d’enseignement mixant distanciel et présentiel, produisant de profondes inégalités d’accès et d’usage entre les apprenants non équipés, non connectés et non formés à certaines pratiques numériques et ceux, équipés, connectés et qui s’adapteront aux nouvelles modalités.
Sans surprise, les priorités de la politique d’éducation et de la formation des adultes portent à présent sur la numérisation, dans ses deux dimensions principales : acquisition de compétences numériques (chez les apprenants dès leur plus jeune âge mais aussi chez les enseignants et formateurs) et dématérialisation de l’apprentissage [103] ; pas de revirement existentiel sur la manière de concevoir l’éducation et la formation des adultes, au contraire, le lien entre emploi et formation s’affirme et l’apprentissage tout au long de la vie est toujours brandi comme la clé de la « résilience » [104] dans un monde imprévisible.
L’approche « former pour un emploi »
En septembre 2020, la Commission rend publique sa nouvelle stratégie en matière d’éducation et de formation, dédiée à la création d’un Espace européen de l’Éducation d’ici à 2025. Elle y renouvèle son intention de porter l’éducation et l’apprentissage tout au long de la vie parmi les priorités politiques de l’UE, comme secteur essentiel dans la réussite du plan de relance post covid-19 et en vertu de l’article premier du Socle européen des droits sociaux, portant sur le droit à la formation.
Le projet d’un Espace européen de l’Éducation tel qu’il est a été annoncé limite son champ d’application à la formation initiale sans y intégrer l’éducation et la formation des adultes. Par défaut les objectifs et orientations politiques en matière d’éducation des adultes relèvent des politiques d’emploi. C’est donc la DG Emploi qui a communiqué sur la nouvelle stratégie en matière de compétences des adultes, intitulée Stratégie européenne en matière de compétences en faveur de la compétitivité durable, de l’équité sociale et de la résilience en juillet 2020.
Les nouveaux contenus d’apprentissage prioritaires, les outils d’évaluation et de contrôle, les indicateurs à suivre et les objectifs à atteindre pour le secteur y sont fixés. Il y est, entre autres, rappelé que la proportion d’adultes « peu qualifiés » (22 % en 2019) place l’Europe derrière les autres économies avancées, justifiant la nécessité de fixer des objectifs propres à la participation des adultes peu qualifiés et des chômeurs à l’apprentissage
. L’objectif pour 2025 est que 30 % des adultes appartenant à ce groupe prennent part à une activité d’apprentissage (l’objectif général est d’atteindre 50 % de la population adulte) et l’indicateur sera surveillé par la Commission dans le cadre du semestre européen.
La nouvelle approche Former pour un emploi y est présentée ; elle devrait servir de paradigme pour la définition future des contenus d’apprentissage. Ceux-ci devront être conçus en fonction des besoins des secteurs économiques prioritaires et la qualité des formations sera dès lors évaluée en fonction de l’adéquation des contenus aux emplois recherchés. Le document précise le nouveau rapport à l’évaluation qu’introduit cette approche : Souvent, les indicateurs disponibles ne permettent pas de rendre compte de l’aspect qualitatif de la formation. De toute évidence, la présente stratégie en matière de compétences entraine également un changement radical en termes de qualité, en mettant en avant le principe de
. Au demeurant, la stratégie introduit la notion de « compétences transversales », qui répond notamment à une préoccupation historique de l’EAEA, l’association européenne d’éducation des adultes, de sortir de l’approche de l’éducation des adultes strictement centrée sur l’emploi au profit d’une approche plus holistique, ainsi que de mettre en valeur, chez les adultes peu diplômés, des compétences acquises par l’expérience et le parcours de vie plutôt qu’à l’école [105]. Si cette notion de compétences transversales ou life skills peut être intéressante pour les personnes peu scolarisées, il faut toutefois rester très attentif à la formation de nouveaux référentiels de compétences qui érigeraient certains « savoir-être » en normes sociales (qui s’appliqueraient principalement aux personnes « vulnérables » comme les migrants, les chômeurs, etc.) comme il en a été avec les référentiels linguistiques…ormer pour un emploi
Critique d’un idéal normatif basé sur l’employabilité
Les dernières orientations stratégiques européennes en matière d’éducation et de formation des adultes portent au plus haut degré le référentiel d’action publique libéral-social. La nouvelle relation éducation / travail qu’il établit correspond au système de valeurs auquel font référence les fonctionnaires de l’Union européenne impliqué dans cette stratégie. Selon une approche de rentabilité libérale, l’éducation et la formation font, pour citer un fonctionnaire, la symbiose entre l’économique et le social
. La croissance et le développement du marché sont au-dessus d’autres préoccupations [106].
Selon la chercheuse italienne Marcella Milana, l’« idéal normatif » européen structurant le champ de l’éducation et la formation autour de l’employabilité depuis les années 2000 peut être décomposé en trois dimensions : cognitive (interprétation causale des problèmes), normative (résolution des problèmes en respectant une certaine hiérarchie de valeurs) et instrumentale (préférence de certains principes d’action, selon les valeurs et l’interprétation) constitutives de tout référentiel d’action publique [107]. Selon Milana, la causalité à l’œuvre dans cet idéal peut être schématisée ainsi :
- le marché unique est plombé par le manque de compétences des individus,
- les programmes de formation et d’éducation sont le seul moyen de résoudre ce problème,
- pour que les formations soient efficaces, elles doivent faire en sorte que les compétences de la main-d’œuvre correspondent aux compétences requises pour un emploi,
- les actifs, en se formant aux compétences adéquates, accèderont à des emplois. [108]
Milana adresse plusieurs critiques à ce raisonnement à la base de la politique européenne d’emploi et de formation des adultes. Notamment, il ne tient pas compte d’importantes questions liées à la disparité des marchés de l’emploi à l’intérieur de l’Union, à l’intérieur même des pays membres, d’une région à l’autre, et qui nécessiteraient des réponses politiques différentes. Milana pointe qu’entre les pays membres du sud et du nord de l’Europe, le niveau de compétences n’affecte pas du tout de la même manière les possibilités d’emploi. Une personne hautement diplômée en Italie ou en Grèce n’accèdera pas plus à l’emploi qu’une personne faiblement diplômée, le marché de l’emploi étant très peu structuré et peu sensible à cette variable. Ailleurs, le marché de l’emploi valorisera peut-être davantage l’expérience que le niveau de diplôme, ce qui rend, dans les pays concernés, davantage compliquée la transition éducation / emploi chez les jeunes diplômés alors que les personnes moins diplômées qui peuvent faire valoir une longue expérience trouveront plus facilement un emploi. En d’autres mots, l’incidence de la formation sur l’employabilité des personnes et la corrélation entre niveau de diplôme et niveau d’emploi ne seraient pas aussi évidentes que le discours politique ne le répète depuis plus de 20 ans.
La critique que Milana formule à un niveau européen est transposable au niveau belge. À partir d’une analyse des données belges (de 2012) de l’enquête « Force de travail », deux constats sont observables. Au niveau individuel, il existe bien une relation entre taux de chômage et niveau d’éducation : les personnes diplômées du supérieur sont trois fois moins susceptibles d’être au chômage que les personnes ayant au maximum un niveau secondaire inférieur. Pourtant, cette corrélation n’est plus valable lorsque l’on considère les mêmes données de manière agrégée, au niveau collectif. C’est le deuxième constat : il n’existe pas de relation entre niveau d’éducation d’une population dans son ensemble et taux de chômage. Le constat est observable dans plusieurs agglomérations européennes : le niveau d’éducation en moyenne élevé dans les villes européennes n’a pas d’influence sur le taux de chômage, et la hausse des niveaux d’éducation, au niveau régional et national, n’a pas entrainé une baisse du chômage. Par exemple, alors que entre 1993 et 2009, la proportion des actifs disposant d’un diplôme de l’enseignement supérieur est passé de 34 % à 46 % à Bruxelles et que la part des personnes disposant au plus d’un diplôme secondaire inférieur s’écroulait de 40 à 25 %, le niveau de chômage est resté à des niveaux stables entre 15 et 20 % de la population active. Rien n’indique donc que le fait d’avoir un diplôme protège de la précarité, c’est pourtant ce qui est clamé politiquement depuis 20 ans, ramenant la responsabilité vers la personne insuffisamment qualifiée plutôt que vers un système où les emplois sont insuffisants et inadaptés à la population [109]. Dans le rapport Quelle place pour les personnes peu diplômées sur le marché du travail en Belgique ?, paru en février 2021, le Conseil supérieur de l’Emploi évoque le paradoxe résultant de l’augmentation du taux des diplômés dans la population : cette augmentation semble bien avoir provoqué une augmentation du taux de chômage chez les personnes les moins diplômées.
Alors que la part des personnes peu diplômées dans la population en âge de travailler n’a jamais été aussi faible (elle est passée de 47 à 21 % entre 1992 et 2019) et que la part des emplois peu qualifiés est restée relativement stable, leur taux d’emploi a reculé (de 48,7 à 46,3 % sur la même période). Plusieurs facteurs permettent de l’expliquer. D’une part, les personnes qui aujourd’hui sortent peu diplômées de l’enseignement sont de fait moins nombreuses, mais ce groupe résiduel cumule d’autres caractéristiques défavorables à l’intégration sur un marché du travail où les fonctions, même élémentaires, se sont complexifiées. D’autre part, dans un contexte de polarisation du marché du travail, elles subissent la concurrence de travailleurs moyennement qualifiés, qui voient leurs propres opportunités d’emploi se réduire, et se tournent vers des fonctions peu qualifiées. Face à cette concurrence dans l’offre de main-d’œuvre, les employeurs privilégient les candidats plus éduqués, même si leurs compétences ne sont pas a priori nécessaires. Leur supposée meilleure capacité à s’adapter et à évoluer dans la fonction, leur confère un avantage comparatif.
[110]
Marcella Milana invite la communauté des acteurs de l’éducation des adultes à résister à cet idéal normatif qui n’a en somme abouti à aucune évolution, que ce soit en termes de progression du taux de participation des adultes les moins diplômés à la formation qu’en termes de croissance et de réduction du taux de chômage [111]. Le taux moyen de participation des adultes à une activité d’apprentissage ou à une formation n’a pas bougé depuis 2013, stagnant au-dessous des 11 % contre 15 % proposé en 2009 par la stratégie Éducation et Formation (ET2020) et dans les pays où ce taux a évolué, c’est toujours en faveur des personnes qui sont déjà diplômées et qui occupent déjà des emplois bien situés dans la division du travail, révélant l’inefficacité de la politique publique actuelle à rendre l’éducation des adultes plus inclusive.
Le taux de participation à la formation des adultes les moins « qualifiés » est aujourd’hui de 4,3 %, contre 18,5 % pour les personnes diplômées de l’enseignement supérieur. En Belgique, une étude de Ranstadt observe que parmi les personnes en emploi, les cadres suivent 2,5 fois plus de formations que les ouvriers et que la classe sociale la plus élevée se forme quelque cinq fois.
Dans le secteur de l’alphabétisation, la difficulté d’accès à une formation adéquate est un constat persistant. Soit les apprenants n’ont pas accès à une formation professionnelle qualifiante qui exige certains prérequis dont ils ne disposent pas, soit l’offre de formation en alphabétisation est insuffisante et trop réduite à un objectif de préformation dans une vision très linéaire de la formation, repoussant à des horizons très lointains la possibilité de trouver un travail.
Il serait indispensable de resituer la formation dans un panorama socioéconomique et politique plus global pour mettre un terme à l’inadéquation évidente d’un système de formation des adultes qui privilégie les plus qualifiés alors qu’il prétend être une solution à l’injustice sociale. Les politiques de formation ne peuvent plus faire fi des facteurs structurels ou systémiques comme l’inégalité du et sur le marché de l’emploi ou le désinvestissement de l’État dans des politiques créatrices d’emploi. Par ailleurs, il est urgent de se poser la question de la rentabilité sociale de l’investissement en capital humain alors que de nouvelles problématiques surgissent quant aux effets pervers de la formation dans les économies développées. Comme il a déjà été mentionné plus haut, la hausse généralisée de l’éducation a eu d’importantes conséquences sur le marché du travail. Combinée à la mutation de l’économie et à la pénétration croissante des technologies, elle exerce une pression sur les emplois accessibles aux personnes peu ou pas diplômées, soumises à une compétition accrue pour trouver puis garder un emploi souvent mal payé et très peu valorisé. Cette situation n’est ni réductible aux mauvais choix de certains individus, ni à l’inefficacité des systèmes d’éducation et de formation [112].
Conclusion
Depuis les années 60, la politique européenne d’éducation et de formation des adultes repose sur l’assomption que le manque de qualification des adultes est à l’origine d’une inadéquation de la main-d’œuvre au marché de l’emploi. Cette inadéquation serait à son tour responsable du taux de chômage élevé en Europe et devrait être solutionnée par une formation efficace. Cette conception économiste de l’éducation et de la formation des adultes est aujourd’hui dominante dans les politiques nationales et a modifié les orientations, les processus et les dispositifs d’éducation des adultes en Europe [113].
Depuis les années 90 et l’inclusion d’un article sur l’éducation dans le Traité de Maastricht, l’UE endosse un rôle politique transnational croissant dans le domaine et fait valoir ses positions stratégiques dans des documents politiques imprégnés des idées de l’OCDE [114]. À l’aulne de la théorie du capital humain, l’UE et l’OCDE suggèrent qu’une hausse du niveau d’éducation entrainera une hausse du taux d’emploi et donc une amélioration du niveau de vie des personnes et contribuera ainsi à la croissance globale des sociétés. C’est sur base de ce raisonnement que les politiques d’emploi sont dès la fin des années 90 réencodées en politiques de formation. En l’an 2000, la stratégie de Lisbonne et sa formule historique de faire de l’Europe l’économie de la connaissance la plus compétitive au monde
porte cette orientation à son apogée en plaçant l’éducation et la formation au sommet des priorités de l’UE et en proposant la notion d’apprentissage tout au long de la vie comme solution politique aux fléaux du chômage et de la croissance molle.
Lisbonne marque également une étape décisive dans l’évolution de la gouvernance européenne dans les matières sociales avec l’adoption de la « méthode ouverte de coordination », soit une série d’outils politico-administratifs au service de l’harmonisation des politiques nationales, comme la définition d’objectifs stratégiques communs, le recours à des indicateurs d’évaluation, la comparaison des performances par pays, la diffusion de bonnes pratiques, les réunions entre acteurs politiques et bureaucratiques européens et nationaux. Agissant principalement sur le mode du soft power, en influençant les registres d’idées qui sous-tendent les orientations politiques, l’introduction de ces outils a été charnière dans le processus d’européanisation des politiques d’éducation et de formation [115]. Une stratégie est définie au niveau européen et vaut pour les États : élever le niveau global d’éducation pour assurer une main-d’œuvre hautement qualifiée, prête à faire face au tournant technologique. En creux, cette stratégie annonce le déclassement socioprofessionnel des groupes infrascolarisés qui démarrent leur parcours scolaire et professionnel avec une longueur de retard.
Au début des années 2000, une salve de recommandations en matière d’éducation et de formation sont adoptées pour guider les réformes nationales dans le champ de l’éducation et de la formation. Des référentiels de compétences sont fixés et des systèmes de reconnaissance de qualifications et de valorisation d’expériences mis en place. Ces textes successifs organisent une intervention croissante de l’État dans les systèmes d’éducation et de formation, tant en amont de l’action de formation (par la définition des contenus pédagogiques et d’objectifs d’apprentissages) qu’en aval (par l’évaluation des impacts en fonction d’indicateurs quantitatifs préétablis). Dans le même temps, des problématiques comme le manque de perspectives d’emploi, les conditions d’emploi et la reproduction des inégalités sont dépolitisées, au profit d’un discours technique sur l’efficience et la bonne gestion de la formation.
En Belgique, les politiques de formation ont transité d’une conception (sous le référentiel démocrate-social selon la typologie de Maroy définie plus haut) de la formation comme un droit culturel collectif, d’une grammaire de justification de l’action publique reconnaissant les inégalités systémiques et l’importance du rééquilibrage par l’éducation et de politiques sociales basées sur la solidarité à une conception de la formation conçue comme outil d’employabilité. L’apprentissage tout au long de la vie devient un droit individuel davantage rattaché au droit du travail qu’à un droit culturel. Dans ce contexte, la réalisation de la justice sociale est censée être prise en charge par un système d’éducation et de formation fonctionnel et accessible à tout le monde. C’est davantage autour du mérite, et de la capacité à saisir les opportunités d’apprentissage, que de la solidarité que sont formulées les politiques sociales, qui doivent inciter les sujets peu diplômés à adopter l’état d’esprit lifelong learning, tant dans leur propre intérêt, afin d’accéder à de meilleures perspectives professionnelles, qu’au nom de l’intérêt général, pour contribuer à la croissance. Dans la mesure où le manque de qualifications ne peut plus être attribué au manque d’opportunité de formation ou à son inefficacité, il est plus facile de l’attribuer à un défaut de motivation. En resserrant le cadre sur le problème des qualifications, la politique d’apprentissage tout au long de la vie prônée par l’UE et l’OCDE permet de faire l’économie d’un programme politique engagé dans la réduction des inégalités de départ, investi dans le progrès des systèmes scolaires et créateur d’emplois dignes, tout en faisant porter le chapeau aux personnes « peu qualifiées », quitte, pour citer Bourdieu, à convaincre les déshérités qu’ils doivent leur destin scolaire à leur défaut de dons ou de mérites
[116]
Concernant le champ particulier de l’alphabétisation, notre analyse de la politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie permet d’établir plusieurs constats.
D’abord, l’alphabétisation n’est jamais considérée comme une action de formation singulière. Les besoins de formation des personnes infrascolarisées occupent bien une place essentielle dans la politique européenne et la maitrise des compétences de base est bien considérée comme une condition préalable à la sortie de la pauvreté mais l’alphabétisation ne fait pas l’objet d’une réflexion et d’une stratégie d’action particulières, comme si l’acquisition des compétences de base pouvait être assimilée à toute autre formation pour adulte. Pourtant, l’alphabétisation s’inscrit nécessairement dans des horizons dépassant largement l’employabilité, liés à l’accès aux droits fondamentaux et à l’exercice de la citoyenneté de personnes et de groupes de personnes privés d’accès à un grand nombre de ressources et de biens collectifs (emploi, santé, éducation, culture, action citoyenne, etc.) en raison de leur non-maitrise des langages fondamentaux.
Aussi, l’action d’alphabétisation nécessite des temporalités et des aménagements spécifiques pour soutenir ce processus singulier (notamment en termes de durée de formation, d’évaluation, de préparation des formateurs et de conception des dispositifs pédagogiques mais aussi de mesures facilitant l’entrée et le maintien en formation des apprenants).
En Belgique et dans d’autres pays d’Europe (notamment en Irlande), la spécificité de l’alphabétisation, la complexité de ses enjeux et des situations que vivent les personnes en difficulté de lecture et d’écriture justifient l’existence d’une politique concertée, coordonnée et distincte d’autres actions de formation adressées aux adultes [117].
Pour les acteurs de terrain en Belgique, le manque de prise en compte de la spécificité de l’alpha dans la politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie, la méconnaissance manifeste du champ associatif et d’un champ de l’éducation permanente dont les valeurs et les objectifs structurent aussi une partie du secteur, rendent problématique l’adhésion aux programmes mis en place depuis Bruxelles. En outre, la demande de financements européens est de plus en plus complexe et contraint les organisations, pour rentrer dans les « cases » du Fonds social européen, de présenter ou de justifier leurs actions et projets en fonction d’autres objectifs que l’alphabétisation en tant que telle.
En définitive, la politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie donne lieu à une formation en alphabétisation toute entière au service de l’employabilité et de l’insertion socioprofessionnelle, et le secteur ne sort pas indemne d’une époque dominée par ce référentiel « libéral social » [118]. En Belgique, comme il a déjà été dit plus haut, l’alphabétisation s’est historiquement développée selon une approche transversale, comme une composante de l’action sociale, de l’accueil des personnes étrangères, de la cohésion sociale, de la promotion sociale, de l’insertion socioprofessionnelle et bien sûr, de l’éducation permanente. Des secteurs aux valeurs et aux logiques d’action différentes [119], mais mus par un enjeu commun : articuler l’apprentissage des savoirs de base avec le développement de la puissance d’agir des personnes concernées dans les différents domaines de la vie sociale, professionnelle, culturelle, politique. La dissolution des différents systèmes de valeurs et logiques d’action dans des objectifs économiques plonge les acteurs de terrain dans des conflits de loyauté difficilement solvables [120].
Pour finir, cette analyse de la politique publique européenne d’apprentissage tout au long de la vie ne doit pas empêcher d’entrevoir la possibilité d’une reconfiguration de celle-ci selon d’autres lectures des problématiques sociales, d’autres représentations des publics, d’autres valeurs, d’autres référentiels. Comme toute politique, la politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie est historiquement située, et peut, doit, nécessairement évoluer. Qu’il s’agisse des professionnels de terrain, des représentants des organisations du secteur comme l’EAEA, ou de chercheurs impliqués dans l’éducation des adultes et cités dans cette étude, comme Marcella Milana ou John Olford, de nombreuses voix convergent contre la rhétorique de l’employabilité.
D’autant plus que les politiques européennes ne sont jamais créées de toutes pièces par des fonctionnaires du Berlaimont, mais prolongent des tendances et des préoccupations ancrées aux niveaux national et international. Comme dans d’autres domaines politiques, l’influence de l’Union européenne sur les politiques d’éducation et de formation n’est ici ni tout à fait ascendante, ni tout à fait descendante. Les orientations qui sont décidées à Bruxelles sont le fruit d’un compromis négocié entre les différentes positions nationales ou régionales dominantes et les intérêts défendus par les institutions européennes, eux-mêmes négociés en interne entre différents groupes d’influence. Pour des secteurs comme l’alphabétisation, il est donc crucial de ne pas se considérer comme marginal, et de maintenir fermement son influence politique au niveau domestique, ainsi que de s’intégrer dans des réseaux internationaux aux intérêts et aux valeurs partagés.
Alors qu’il est promu pour garantir la mobilité des actifs et améliorer les parcours professionnels, le système d’apprentissage tout au long de la vie échoue à sortir les actifs « les moins qualifiés » des segments les moins valorisés du marché de l’emploi. Les salaires mais aussi la reconnaissance sociale des emplois qu’ils occupent n’évoluent pas. Pourtant, la crise sanitaire a démontré le caractère essentiel de nombreux métiers « de première ligne » réservés aux personnes infrascolarisées, comme l’entretien et le nettoyage, la garde des enfants et des malades, la livraison à domicile, la caisse des supermarchés. La revalorisation de ces emplois, socialement et sur le plan salarial, permettrait de revoir la terminologie utilisée actuellement pour désigner ces personnes peu ou pas diplômées. Celle-ci est enlisée dans une vision déficitaire, culpabilisante qui justifie un transfert de responsabilité des parcours éducatifs sur les individus et dépolitise la problématique des inégalités de départ et des conditions matérielles indispensables à l’entrée et au maintien en formation. Comme l’écrit le Conseil supérieur du Travail : L’action des pouvoirs publics pour soutenir ce type d’emploi [des personnes peu diplômées] apparait donc essentielle. Encore faut-il qu’elle soit correctement définie. Elle est d’autant plus complexe qu’elle nécessite d’agir tout à la fois sur la formation initiale et continue, sur le cout et les conditions du travail, sur les incitants financiers à travailler et sur la bonne intermédiation entre offre et demande de travail.
[121]
En plaçant la vie professionnelle de l’individu au cœur du phénomène d’apprentissage, le projet du lifelong learning prive le processus d’éducation, et singulièrement le processus d’alphabétisation, de ses multiples enjeux sociaux, politiques, cognitifs, culturels et de la diversité des interprétations et des rôles qui lui sont attribués.
Comme si le fait d’apprendre, et singulièrement d’apprendre à lire et à écrire, pouvait être contenu dans le seul objectif de devenir un individu plus attractif sur le marché de l’emploi.
Annexes
Annexe 1 : les trois courants formant la fenêtre d’opportunité politique pour une politique européenne d’apprentissage tout au long de la vie selon le schéma de Kingdon
Annexe 2 : tableau comparant les registres d’idées sous-jacentes à la politique d’éducation et de formation « tout au long de la vie » selon les organisations internationales
Unesco | OCDE | UE | |
---|---|---|---|
Représentation des groupes sociaux | Les personnes exclues des systèmes d’éducation et de formation sont privées d’un outil d’émancipation collective et individuelle | Personnes peu qualifiées : frein au développement économique | Personnes peu ou pas qualifiées : menaces pour la croissance |
Problèmes à résoudre | Déficit démocratique des systèmes éducatifs, trop élitistes / exclusifs | Systèmes éducatifs dispendieux et inefficaces, trop éloignés des besoins des secteurs économiques | Inadéquation entre l’offre de main et la demande de main-d’œuvre |
Valeurs à défendre | Justice sociale, démocratisation de l’éducation et de la formation, émancipation | Compétitivité, mérite, efficacité globale | Justice sociale, progrès social, compétitivité de l’Europe |
Objectifs à atteindre | Amélioration des conditions de vie des peuples, épanouissement personnel, social et professionnel des personnes, émancipation collective | Avènement d’une société cognitive, amélioration du capital humain, donc des salaires et augmentation de la croissance économique des pays de l’OCDE via augmentation du PIB | Europe première société cognitive, compétitivité économique de l’UE, mobilité professionnelle et géographique des actifs européens au sein d’un marché unique, adaptabilité des actifs aux évolutions technologiques |