La recherche Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto)portrait de nos concitoyens dont le volet quantitatif est présenté dans un autre article [1] comporte un deuxième volet, qualitatif cette fois, visant à apporter un éclairage sur certains résultats interpelants issus de la première partie. Pour ce faire, les chercheurs ont mené des entretiens semi-directifs auprès de témoins privilégiés, personnalités d’horizons divers mais toutes d’origine marocaine ou turque, et ont réalisé une revue de la littérature sociologique portant sur l’un ou l’autre aspect étudié ou sur des sujets connexes.
L’intérêt majeur de cette partie qualitative est qu’elle a cherché à :
- établir des liens entre inclusion économique et sociale, pratique religieuse et participation politique ;
- à mettre en perspective et à donner des pistes de compréhension de certains résultats « atypiques », notamment l’écart sur certaines variables observé entre première génération d’une part et deuxième et troisième générations d’autre part, ou encore les divergences de résultats selon le lieu de résidence (Flandre, Wallonie, Bruxelles) au regard des politiques menées dans les Régions.
La pratique de la religion musulmane est-elle un frein à l’intégration et la participation ?
Le non-impact de la pratique religieuse [2] sur l’intégration et la participation s’explique, selon les chercheurs par le fait que, chez les musulmans de Belgique, l’exercice de la pratique religieuse est le plus souvent renvoyé dans la sphère privée. Ce qui constituerait une forme d’adaptation au processus de sécularisation qu’a connu la société belge avec le catholicisme. En effet, depuis les années 1960, une grande partie de la population européenne majoritaire se désintéresse de la participation aux pratiques religieuses (chrétiennes) alors que, dans le même temps, elle connait encore des niveaux de conviction religieuse individuelle relativement élevés
, soit un processus d’individualisation (p. 202).
Des témoins interrogés par les chercheurs ont validé cette hypothèse. Ils disent voir de plus en plus de gens faire des choix individuels afin d’adapter leur pratique religieuse à la société belge sécularisée et, par conséquent, trouver leur propre chemin entre leurs convictions religieuses et la sécularisation de la société. Ces propos sont à rapprocher de ce que les auteurs qualifient de « bricolage » des identités religieuses soit la sélection de pratiques qui correspondent à son propre rapport à la foi, à son emploi du temps ou à son rythme de vie
(p. 15) ou encore à une réponse à la difficulté de vivre le regard négatif de l’autre
(p. 53).
Les auteurs sont ainsi amenés à rapprocher leurs observations, sur le processus de sécularisation de la religion musulmane en Belgique, de la focalisation médiatique sur des « cas problématiques » et de l’effet de « miroir grossissant » induit par la médiatisation de certaines expériences individuelles marquantes vécues dans un cadre professionnel ou non. Ces expériences “problématiques” tendent à faire oublier que pour une minorité de cas considérés comme allant à l’encontre de ce processus de sécularisation (refus de serrer la main, discours ostracisant l’autre, départs en Syrie, jeunes femmes soudainement et lourdement voilées, pour ne citer que ces exemples), il existe une majorité silencieuse pour qui et dont les pratiques religieuses ne posent pas de problème.
(p. 205).
Les jeunes : une exception ?
Le volet quantitatif de l’enquête montre que les Belgo-Marocains nés en Belgique se positionnent différemment, sur plusieurs variables, de leurs ainés nés au Maroc. Ce qui, disent les chercheurs, va à l’encontre des interprétations classiques qui considèrent que l’intégration augmente avec la durée du séjour au sein de la société d’insertion et cela, par un accroissement du capital social et humain
(p. 155).
Ces différences ne se retrouvent cependant pas au niveau de la population belgo-turque qui ne montre pas de différences significatives de positionnement entre jeunes (nés en Belgique) et moins jeunes (nés au pays).
Le tableau qui suit montre les schémas d’intégration différenciés entre les jeunes belgo-marocains et leurs ainés d’une part, et entre ces mêmes jeunes et les jeunes belgo-turcs d’autre part.
Belgo-Marocains nés en Belgique par rapport à leurs ainés | Belgo-Marocains nés en Belgique par rapport aux Belgo-Turcs nés en Belgique | |
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Maitrise de la langue Niveau d’études Insertion sur le marché de l’emploi |
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Identité Réseau social Distance vis-à-vis des Belgo-Belges |
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Intérêt pour la vie politique belge Accord avec les valeurs démocratiques |
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Des réalités régionales différentes pour expliquer des différences d’impact sur l’intégration et la participation
Pour expliquer les différences observées au niveau des indicateurs de participation et d’intégration, les auteurs font appel au concept de structures d’opportunités politiques et discursives. Ce concept permet de rendre compte d’une part de l’impact des structures politiques et institutionnelles (aspect politique) et d’autre part de celui du discours politique et médiatique dominant dans chaque Région (aspect discursif) sur l’intégration et la participation des personnes d’origine étrangère.
Flandre | Belgique francophone | |
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Conception dominante relative à l’identité |
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⇒ Différence d’identification nationale et de perception de distance par rapport aux Belges non issus de l’immigration. | ||
Politiques d’intégration |
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Intensité du discours anti-migration Politisation de la question migratoire |
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Opinion publique |
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⇒ Identité d’origine plus développée en Flandre qu’en Wallonie. ⇒ Sentiment plus développé d’appartenir à la société d’insertion en Wallonie qu’en Flandre. ⇒ Taux de reconnaissance au sein de l’identité nationale dominante plus important en Wallonie qu’en Flandre. ⇒ Participation politique différenciée : plus associative en Flandre et plus politique en Belgique francophone. ⇒ Meilleure connaissance de la langue de la région de résidence en Wallonie qu’en Flandre. |
Chantiers politiques ?
Les résultats de l’analyse réalisée par les auteurs de l’étude Belgo-Marocains et les Belgo-Turcs : (auto)portrait de nos concitoyens ne devraient-ils pas nous inciter à nous questionner sur l’orientation des discours et des politiques actuels, d’avant et d’après les attentats du 22 mars 2016 à Bruxelles ? Alors qu’il y a focalisation sur la question religieuse, en particulier sur celles de la radicalisation de certains jeunes d’origine immigrée, que se multiplient les prises de position et que se déploient des dispositifs sécuritaires, cette recherche nous montre que la question de la non-insertion économique est une des clés de compréhension de la prise de distance des deuxième et troisième générations par rapport aux valeurs démocratiques et du repli identitaire observé. [4] Elle montre également que le sentiment de discrimination est loin d’être négligeable, particulièrement chez les jeunes et sur le marché de l’emploi, alors que l’emploi favorise les contacts entre cultures et la mixité sociale. Prendre en compte les résultats de cette étude ne devrait-il pas conduire à (re)développer des politiques de création de postes de travail et à favoriser un égal accès à l’emploi, ce qui passe par un meilleur suivi et un meilleur contrôle de l’arsenal législatif anti-discrimination ? Et, plus largement, à mettre en place, à tous les niveaux de pouvoir, des politiques de lutte contre les inégalités sociales ?
Ne conviendrait-il pas par ailleurs de questionner les politiques d’intégration volontaristes comme l’inburgering (flamand) ou le parcours d’accueil (bruxellois) et d’intégration (wallon), plus récents, en regard des résultats de la recherche ? Les actuelles politiques d’accueil et d’intégration en train de changer à Bruxelles et en Wallonie ne risquent-elles pas d’avoir un impact opposé à l’intégration qu’elles prétendent viser ? Ne faudrait-il pas plutôt renforcer les politiques culturelles et d’appui aux associations généralistes qui semblent s’avérer davantage « payantes » en termes d’intégration et d’interculturalité ?
Ensuite, les discours qui se focalisent sur la question du foulard ou sur celle de la neutralité, et les mesures qui sont prises en la matière, ne paraissent-ils pas, au moins en partie, vains au regard du fait que la majorité des personnes de religion musulmane sont d’accord avec la séparation du temporel et du spirituel et se montrent favorables au cantonnement de la religion dans la sphère privée ? Ces discours et mesures ne conduisent-ils pas davantage à la stigmatisation et au repli identitaire plutôt qu’à la résolution des conflits de valeurs et à la rencontre / connaissance / reconnaissance de l’autre ? La recherche concrète d’un « plus grand dénominateur commun » (PGDC), pour la résolution de situations où apparaissent des divergences, des conflits de valeurs ou de pratiques, apparait par exemple comme une piste plus qu’intéressante pour instituer une culture de la diversité et repenser l’universel. Comme l’explique Nathalie Denies [5], déterminer un PGDC consiste à dégager, au sein de chaque situation, les éléments qui permettent d’apporter une réponse à des intérêts partagés, de manière à ce que tous s’y retrouvent et à ainsi éviter de verser dans le particularisme.
Enfin, nos sociétés ne devraient-elles pas proposer davantage de perspectives d’intégration autres que consuméristes et individualistes à celles et ceux qui sont en recherche de sens ? D’autres « modèles » que ceux de « l’individu par excès », individu centré sur lui-même et misant sur la réussite personnelle et, en creux, celui de « l’individu par défaut », individu sans ressources et ayant perdu la capacité de conduire sa vie, comme les définit Robert Castel [6] ? Des perspectives qui recréent du commun, du « nous collectif » autre que religieux à travers des actions qui apportent estime de soi, identité positive et solidarité ? Ce qui nécessite de renforcer le soutien aux associations qui proposent un tel engagement…
Sylvie-Anne Goffinet,
Lire et Écrire Communauté française.