Alpha Mons-Borinage : de l’alphabétisation conscientisante à la parlécriture [2]
Initialement dénommée École d’alphabétisation Mons-Borinage, Alpha Mons-Borinage voit le jour en 1976 à Quaregnon, dans une région où les dernières mines de charbon ont cessé leurs activités depuis une dizaine d’années, sous l’impulsion d’Omer Arrijs. Linguiste de formation, il commence par établir des contacts avec des groupes d’alpha créés à Paris dans la mouvance de mai 68. Comme pour le Collectif Alpha [3], pour Alpha Mons-Borinage, l’alpha se veut un outil de libération, elle est un acte politique. Les groupes d’alphabétisation sont tout à la fois des lieux d’apprentissage linguistique et des lieux de débat, à partir de la vie quotidienne, autour des questions-clés qui concernent les immigrés : survie, identité immigrée, emploi, logement, éducation, droit de vote, syndicalisme. Les questions s’élargissent ensuite pour déboucher sur une analyse de la société. La méthodologie se réfère à Paulo Freire : la connaissance ne se transfère pas, tout part de la parole des opprimés. La langue est vue comme un positionnement social, le signe d’une appartenance sociale : la phonétique, la grammaire, le lexique… sont socialement marqués. Il est dès lors essentiel de favoriser le développement des langages exprimant les identités populaires et de développer parallèlement les langages permettant de communiquer dans la langue « officielle ». La méthode part donc de la parole des participants sur leurs réalités de vie et, à partir de là, par des techniques de sériation, un travail est réalisé sur le fonctionnement du système linguistique, ce qui permet d’enrichir les formes produites au départ, débouchant sur un élargissement des contenus et des significations. Pour les débutants (à l’oral comme à l’écrit), l’objectif est qu’ils apprennent à se débrouiller et à s’exprimer (langage usuel quotidien) mais aussi qu’ils apprennent la langue de la classe dominante pour pouvoir lutter contre les inégalités et l’exploitation. L’alphabétiseur est donc amené à travailler les différents niveaux de langage (de survie, seuil, élaboré, etc.) avec son groupe et les différents éléments de la langue (la phonétique, le lexique, les structures et le rapport à la culture, le contexte qui permet de comprendre le sens d’une communication), et à utiliser différents supports de langage (dialogue, narration, etc.). Tout cela en phase avec un processus de conscientisation allant pour certains d’une conscience aliénée (l’exploitation est acceptée), pour d’autres d’une conscience transitive (ce n’est pas normal) ou critique (ce n’est pas normal et on veut se libérer) à une conscience politique débouchant sur l’action pour le changement social. Le travail linguistique est réalisé à l’intérieur de séquences thématiques (données identitaires, emploi, école, santé, immigration, etc.) dont l’ordre n’est pas prédéterminé : si par exemple des apprenants ont un besoin pressant de trouver un emploi, la séquence emploi va être travaillée en priorité. La plupart des séquences se prêtent à un travail politique (délégation syndicale et action ouvrière pour l’emploi, échec scolaire pour l’école, accès au logement pour le logement, situation politique dans le pays d’origine et conditions de vie des immigrés en Belgique pour l’immigration, etc.). Au-delà des cours, l’association travaille en articulation avec d’autres organismes, d’autres luttes autour des questions touchant à l’immigration.
En 1986, afin de toucher un plus large public, y compris des Belges, Alpha Mons-Borinage élargit ses pratiques en proposant un panel d’activités diversifiées aux participants (expression culturelle, activités à caractère social, participation à des réseaux d’action…). Parallèlement s’opère un recentrage des pratiques d’alpha sur des pratiques d’écriturisation davantage ancrées dans le rapport à la langue, considérée comme centrale dans la transformation sociale. Allant toujours plus loin dans le travail sur la langue, l’écriturisation débouchera en 1997 sur la parlécriture, l’écriture vue comme une parole singulière qui nous relie aux autres, au monde, peu importe le respect des codes de la langue normée, et en lien avec divers types d’expression artistique qu’elle précède, accompagne ou prolonge. Avec la parlécriture, Alpha Mons-Borinage s’éloigne définitivement de Paulo Freire. C’est à présent une libération par la parole que vise l’association, une parole libre, détachée de tout cadre normatif et de tout objectif politique de lutte pour le changement social. L’individu est sujet d’un texte qui s’écrit dans la société, se socialise à travers la rencontre avec l’autre ; le collectif est un espace où chacun peut se dire, se créer, où s’invente du rapport social. C’est de là que viendra le changement.
Le Gaffi : « Ensemble, on peut changer les choses. » [4]
L’histoire du Gaffi [5] est étroitement liée à celle de Culture et Développement, un réseau de réflexion et d’action créé au début des années 1970 dans l’objectif de transformer, par l’action socioculturelle, les mentalités et les structures et de réaliser une société plus juste dans une structure mondiale
. Ses membres sont fortement investis dans les luttes ouvrières ici en Belgique et apportent un soutien à des luttes dans des pays d’Amérique latine. La reconnaissance de Culture et Développement comme service général d’Éducation permanente aux termes du décret de 1976 lui permet de développer des sections locales et régionales. C’est dans le cadre de la section bruxelloise que nait le Gaffi en 1978, à l’initiative d’Agnès Derynck, jeune assistante sociale déjà investie dans un quartier populaire de Schaerbeek à forte concentration de population immigrée. Contrairement à d’autres initiatives qui touchent davantage un public immigré masculin, le Gaffi s’adresse à un public de femmes afin de leur permettre de sortir de leur isolement et de mener des activités communes, mais également de prendre conscience que leurs problèmes individuels peuvent trouver une réponse dans la solidarité et l’action collective. Comme Culture et Développement, le Gaffi s’inspire de Paulo Freire : la méthodologie est inductive et part du vécu des femmes. Pour entrer en contact avec elles et dépasser les freins liés à la méconnaissance de la langue et aux réticences des maris, des pères ou des frères à voir les femmes quitter la maison, la couture est choisie comme porte d’entrée vers la participation à d’autres activités qui émergeront progressivement de la demande des femmes : cours de français, informations sociales et juridiques, club de jeunes filles… L’idéal féministe porté par le Gaffi et les activités qui en découlent (soutien face à la violence conjugale, visite d’un planning familial…) ébranleront plus d’une fois la confiance accordée au Gaffi par les familles.
Au niveau pédagogique, comme d’autres à la même époque, le Gaffi crée ses propres brochures de formation en s’inspirant de manuels venant d’Amérique latine. Après une première période où les apprenantes sont rassemblées dans un groupe multiniveau, des groupes de niveau s’organisent. Pour le groupe des débutantes à l’oral et à l’écrit, c’est la méthode Pourquoi pas ! qui est privilégiée. Dans le groupe débutant en lecture-écriture, l’apprentissage se fait à partir des réalités vécues par les femmes (vie dans le pays d’origine, exil, problèmes identitaires des enfants, conditions de vie des femmes, etc.). S’inspirant de la pédagogie Freinet, la méthode est basée sur l’observation, la visualisation, le repérage, la comparaison… Et, dans le niveau plus avancé fréquenté par des femmes ou des jeunes filles ayant dû interrompre leur scolarité, l’apprentissage s’appuie sur la lecture d’articles, des discussions, des ateliers d’écriture… D’autres cours sont organisés parallèlement en fonction des demandes : cours de lecture-écriture en langues turque et arabe, cours de calcul, gymnastique, cuisine et hygiène alimentaire, éducation des enfants, vie sociale, préparation de l’examen théorique du permis de conduire… et plus tard la préparation du CEB sous forme de chef-d’œuvre.
À partir des années 1980, le Gaffi expérimente un processus participatif qui prendra différentes formes : conseil de participation rassemblant des déléguées des différents groupes de formation, temps d’expression au sein de chaque groupe, projets participatifs : atelier de couture (réparation et confection) et magasin coopératif de vêtements (de seconde main ou réalisés par les femmes) avec mise sur pied d’un conseil de gestion rassemblant les participantes et les animatrices… et plus récemment un projet de potager collectif et de table d’hôtes [6].
Par la suite, le Gaffi continuera à se développer sur sa lancée avec la différence toutefois que la part de l’insertion socioprofessionnelle (ISP), apparue au début des années 1990 dans l’association, sera de plus en plus prégnante. Si le Gaffi a toujours été soucieux de maintenir une dynamique collective visant l’émancipation, même au sein de l’ISP, il lui sera plus difficile de maintenir ce cap lorsque les mesures régissant l’ISP deviendront un des piliers de l’activation des chômeurs et s’orienteront toujours davantage vers l’obligation de résultats et l’approche par compétences. Seule ou en partenariat, l’association continuera néanmoins à développer des activités d’éducation permanente en lien avec les cours de français et d’alphabétisation. Les projets ne manqueront pas : atelier théâtre, atelier vidéo, atelier photo, atelier d’écriture, de stylisme…, la place de l’expression artistique devenant un des axes privilégiés pour permettre aux femmes de s’émanciper. Dans certains projets, l’outil artistique sera mis au service d’actions politiques sur les questions de l’exil, des femmes migrantes, de l’injustice sociale… Parallèlement, le Gaffi continuera à développer d’autres moyens d’action comme le soutien à des sans-papiers occupant une église de la commune, la participation à une manifestation contre les centres fermés ou encore à la Marche des femmes.
Au final : une évolution mais une fidélité à l’éducation populaire
Comme d’autres associations dans les années 1970, Alpha Mons-Borinage et le Gaffi mobilisaient une alphabétisation populaire inspirée de Paulo Freire qui prenait en compte le besoin premier de leur public – l’apprentissage de la langue en vue de pouvoir se débrouiller dans la vie quotidienne – et tentaient de développer parallèlement la prise de conscience, la solidarité et l’action sociale.
Celles et ceux qui en étaient les fondateur [7], ces associations ont développé leurs activités, élargi et diversifié leur public, réfléchi et réorienté leur modèle d’action… avec comme même fil rouge l’éducation populaire.
rices, rapidement rejoint es par d’autres, étaient les pionnier ères de l’alphabétisation populaire en Fédération Wallonie-Bruxelles. Militant es, ils elles travaillaient avec très peu de moyens, d’abord en bénévolat puis sous statut précaire, devant faire face à un manque de locaux ou étant amené es à retrousser leurs manches pour aménager des locaux plutôt vétustes, devant parer à l’absence de matériel et créer leurs propres guides et outils pédagogiques… Au fil du temps, au prix d’un investissement professionnel et souvent personnel important, grâce aussi à leur reconnaissance par l’Éducation permanente (décret de 1976, puis de 2003)