Complément au Journal de l’alpha no 200.
Le cadre
Cela se passe à Genappe, petite cité du Brabant wallon, en voie de métamorphose mais avec encore un solide socle rural, et une unité d’appartenance liée à l’existence pendant une centaine d’années d’une sucrerie où on travaillait de père en fils et de mère en fille. Ce sentiment s’est trouvé renforcé par le traumatisme de la fermeture de cette sucrerie il y a une dizaine d’années. Voici pour le tissu social.
Dans ce paysage, une certaine frange de la population soit précarisée, soit isolée pour des raisons qui peuvent aller de la dépression à la maladie ou au déficit d’entourage, encadrée par le CPAS qui lance, il y a quelques années, l’idée du P’tit Resto. Un P’tit Resto, qui ne soit pas un Resto du Cœur, mais un resto social ouvert à toute la population, un jour ou deux jours par semaine selon les périodes de l’année. On peut y manger pour une somme modique mais on peut surtout se rencontrer et y faire des connaissances autour de grandes tables.
Les débuts sont difficiles, ingrats et l’assistante sociale qui s’occupe du projet a bien du mal à faire sortir les gens de chez eux bien que le transport soit organisé. Et puis, peu à peu ça prend… Les gens sont contents de cette ponctuation dans la semaine. Genappe étant une relativement petite entité, tout le monde se connaît plus ou moins et connaît les bénévoles qui aident. Donc c’est un bon moment où on échange les nouvelles.
Progressivement, l’assistante sociale élargit le projet en proposant différentes activités et animations. C’est à ce moment-là que j’arrive par l’intermédiaire de la bibliothèque communale. Comme vous le savez peut-être, les missions des bibliothèques ont été redéfinies et elles doivent dorénavant jouer un rôle d’acteur social. C’est au cours de discussions avec une bibliothécaire jeune et dynamique que je propose une intervention au P’tit Resto sur laquelle elle embraie très vite. Il s’agira d’un atelier d’écriture type « récit de vie ».
Rendez-vous est pris avec l’assistante sociale du CPAS qui, dans un premier temps, est extrêmement dubitative : Ces gens sont tellement réticents, on a eu un mal fou à les faire venir, certains savent à peine écrire, d’autres n’ont pas écrit depuis des années…
Finalement, on tombe d’accord pour une séance d’essai.
Le dispositif
Je réfléchis longuement au dispositif, essentiel pour mener à bien le projet. Je vais dîner une première fois au P’tit resto pour rencontrer les futurs participants. On me donne la parole à la fin du repas et je me présente comme quelqu’un qui fait écrire aux gens leur histoire, formule soufflée au cours du repas par ma voisine de table qui me demandait ce que je venais faire. Je spécifie bien que ce n’est pas l’école, qu’on va se donner du plaisir, passer un bon moment, et qu’il y aura des scribes pour les personnes qui préfèrent raconter plutôt qu’écrire. Et finalement, quand l’assistante sociale fait le tour des gens intéressés, nous avons une dizaine de volontaires qui seront effectivement là à la première séance.
Cette première séance est déterminante. Elle commence après le repas, quand tout le monde a bu le café et mangé son petit biscuit. Le principe est simple : toute personne présente à l’atelier participe, il n’y a pas de spectateurs, tout le monde se mouille… Nous avons donc, dès le départ, des gens très variés qui écrivent ensemble, depuis le chauffeur de minibus jusqu’au bénévole, en passant par l’assistante sociale, la bibliothécaire, l’aide-familiale et sa stagiaire…
Je donne la thématique que je présente aussi sous une forme écrite : L’histoire de mon prénom. On discute… et on s’y met. J’ai auparavant briefé les scribes pour qu’ils soient tout à fait fidèles à la parole et à l’expression de leur interlocuteur, sachant que les scribes eux-mêmes écriront à leur tour dans un second temps. Un temps d’écriture puis, quand tout le monde semble avoir fini, commence la lecture que je fais moi-même, moment de plaisir, de commentaires, de rires, qui débouche sur d’autres anecdotes, moment d’émotion aussi pour certains. C’est gagné ! Tout le monde est ravi, la mayonnaise a pris. À partir de là, le projet peut s’installer, et nos rencontres prendre leur rythme d’une fois par mois.
La stabilisation du nombre des participants, nouveaux venus
Petit à petit le groupe se stabilise et se diversifie avec des participants permanents (les habitués du P’tit Resto) et des satellites (les participants extérieurs qui font office de scribes si besoin est). L’ouverture de l’atelier se fait pour le moment via ces personnes, de milieux sociaux variés, intéressées à la fois par l’écriture et par le projet. Les autres habitués du P’tit Resto sont chaque fois mis au courant des séances, de ce qu’on y a fait via le bouche à oreille, ils sont souvent intéressés et curieux. Et c’est ainsi que nous avons déjà intégré l’un ou l’autre venu s’ajouter.
Les raisons de la réussite
La thématique du récit de vie : les thèmes abordés.
Dans le récit de vie, on parle de soi et de son histoire par principe. On est donc dans de l’authenticité et de la sincérité, obligé de se montrer et de se dévoiler. Une relation de véracité se met en place qui rapidement permet d’aller au-delà des clivages sociaux et culturels, avec l’idée que, finalement, nous sommes tous semblables : des humains avec nos peines, nos souffrances, nos joies. Ceci crée de forts liens et de la complicité.
La parité.
Cette parité est liée à la fois au dispositif – toute personne présente écrit – et à la matière de l’atelier – on parle de soi. Mais le principe de parité est à surveiller tout le temps. Des stratégies se mettent en place fréquemment pour se différencier, notamment au niveau de la lecture des textes. C’est pourquoi je vais revenir à mon choix initial de lire moi-même tous les textes alors que par souci de valorisation individuelle, j’avais autorisé à un moment donné la lecture par les auteurs qui le désiraient. Je me suis ensuite rendu compte que je permettais à un clivage de se mettre en place, ceux qui savent lire et les autres.
La mise en valeur des productions.
La distribution de cahiers a été une étape importante, à la fois reconnaissance de la valeur des récits qui méritent mieux qu’une feuille volante vite égarée et reconnaissance de la capacité d’écrire, surtout pour ceux qui sont très peu allés à l’école. La plupart des participants ne veulent pas écrire directement mais recopient dans le cahier une fois rentrés chez eux.
L’oralisation, la « mise en bouche » des productions, même minimales, en lecture théâtralisée est aussi une valorisation essentielle, aussi bien par rapport à soi (C’est moi qui ai été capable d’écrire ça ‽
) que par rapport au groupe qui admire et applaudit souvent. C’est aussi une des raisons qui me poussent à reprendre la lecture en main.
Le lien.
Ma grande chance a été que ce lien existait déjà dans le groupe grâce au travail de l’équipe du CPAS. Je n’ai donc eu qu’à m’inscrire dans un cadre déjà convivial où les gens n’avaient pas peur les uns des autres. C’est un gros travail que je n’ai pas eu à faire. En termes de mots-clefs, je définirais l’ambiance par bienveillance, complicité, chaleur.
Le rythme.
Nos rencontres ont lieu une fois par mois pendant 3 heures. Un temps de percolation, d’intégration, de maturation est nécessaire entre les séances.
Les scribes ont un rôle important et varié. Parfois ils se contentent de transcrire le récit qui est fait, mais d’autres fois ils sont là aussi pour susciter la parole, la stimuler et l’organiser tout en restant fidèles aux mots et à l’expression du narrateur. Des liens particuliers se créent entre les deux protagonistes et les binômes sont stables. On peut noter que les narrateurs sont tout à fait persuadés d’avoir écrit le texte, signe de réussite. Les scribes eux-mêmes écrivent à leur tour dans un second temps, souvent en interaction, en dialogue avec leur partenaire.
Les effets
Cet atelier d’écriture n’a pas d’objectif thérapeutique, pédagogique ou de réinsertion sociale. Il vise à se réapproprier l’écriture, à en reprendre possession, à se reconnecter au plaisir d’écrire. Néanmoins les retombées sont multiples.
Par rapport au public précarisé, au-delà de l’écriture elle-même, je vois des conséquences cognitives intéressantes :
- se réapproprier la pensée et surtout l’organisation de sa pensée, en la hiérarchisant, en la gérant d’une manière linéaire, logique et chronologique ;
- se réapproprier la narration avec un début, un milieu, une fin, que ce soit oralement ou par écrit ;
- retrouver le lien de causalité ;
- l’enchaînement du discours ;
- retrouver des mots, des expressions, un autre niveau de langue plus précis, une langue plus complexe avec l’utilisation de temps et de modes différents, ainsi que l’utilisation de conjonctions de subordination…
Ce retour vers la pensée me semble important comme rééquilibrage de l’émotionnel. En effet l’émotion est une constante. Le plaisir est présent. Mais, quelle que soit la thématique proposée, même la plus anodine, nous avons aussi des larmes.
Par rapport à l’ensemble des participants, les retombées psychologiques sont celles de tout atelier de récit de vie, en termes de retour sur soi, sur sa vie, retrouver ou découvrir un fil conducteur et surtout le faire publiquement, en toute sécurité dans un cadre protégé.
En termes d’estime de soi, les gens, quels qu’ils soient, sont souvent surpris que leur vie puisse offrir un intérêt.
On assiste également à une modification des relations entre le personnel du CPAS et les allocataires. Cela va dans les 2 sens. Il s’agit à la fois d’un approfondissement des liens dans le respect de chacun et d’une autre façon de faire le métier.
J’ai été également très intéressée de voir parfois des effets au niveau de la transmission, du lien avec les enfants qui s’emparent du cahier pour lire les récits.
En résumé, j’ai chaque fois eu une très grande joie à animer ces ateliers qui m’ont nourrie. Je vois que tous les participants comme moi-même, nous sommes très attachés à l’hétérogénéité du groupe et que cette mixité est un facteur d’attrait pour les nouveaux. Ce type de rencontre est si rare et si précieux.
J’ai eu la chance de profiter d’un contexte et de circonstances qui ont permis que le projet de simple atelier d’écriture se développe en un lieu de mixité sociale et de convivialité. Il a été financé par la bibliothèque et a bénéficié du soutien de l’échevin de la Culture. C’est aussi un bel exemple de synergie des différents services culturels et sociaux d’une commune. Bref, nous avons eu un contexte où tous les facteurs étaient réunis pour que se réalise ce projet dont rêvent de nombreux animateurs sociaux et culturels, à savoir réussir la rencontre de mondes différents débouchant sur une vraie relation.
Nicole Cossin, Il fera beau demain ASBL.