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Inégalités d’accès à l’information
1 personne sur 10 a des difficultés à lire et écrire un texte simple de la vie quotidienne et a donc des problèmes à prendre connaissance des mesures décidées par les pouvoirs publics qui passent majoritairement par la voie écrite et sur Internet. Il y a bien les déclarations qui suivent les Conseils de Sécurité à la télévision et les informations du JT mais celles-ci sont communiquées dans un langage complexe, souvent jargonneux (« pandémie », « distanciation sociale » ou même le mot « confinement ») et présentées de telle façon qu’elles sont difficilement compréhensibles y compris pour les personnes parlant le français. Par ailleurs, d’autres mesures qui pourraient être utiles comme la suspension des coupures d’eau et d’énergie ont été très peu diffusées ou diffusées par écrit sur Internet et sont elles aussi très complexes à comprendre.
Inégalités d’accès aux outils numériques
Et c’est sans compter les écrits, les avis, les opinions, les débats d’experts qui circulent sur les réseaux sociaux. Le fossé se creuse entre celles et ceux qui ont une certaine maitrise du « savoir sur le Covid-19 » et celles et ceux qui ne savent pas grand-chose sur le sujet faute d’avoir compris ces informations écrites mais aussi faute d’avoir le matériel informatique nécessaire ou faute de savoir l’utiliser. Rappelons quelques chiffres clés : 14,9 % des ménages ne disposent pas d’ordinateur (fixe, portable ou tablette), 12,7 % ne disposent pas d’une connexion internet, 9,7 % des individus n’ont jamais utilisé un ordinateur et 9,8 % n’ont jamais utilisé Internet [1]. Or, dans la situation que nous vivons, le niveau d’équipement informatique des foyers et la capacité à rechercher l’information sur Internet, la traiter et la comprendre sont des déterminants fondamentaux, voire vitaux [2].
Inégalités de santé et d’accès aux soins de santé
En Belgique, 40 % de la population [3] a des difficultés à accéder à la « littératie en santé » c’est-à-dire à repérer, comprendre, évaluer et utiliser des informations utiles pour pouvoir fonctionner dans le domaine de la santé et agir en faveur de leur santé
[4]. Et, contrairement à ce que l’on pourrait croire, cela ne concerne pas que les personnes qui ne parlent pas le français. Or, la littératie en santé est un élément déterminant de l’état de santé des personnes, étroitement lié à d’autres facteurs que sont l’alphabétisation, la scolarité ou le niveau de revenus [5]. En temps normal, il est fréquent que les personnes analphabètes ne se rendent pas chez le médecin par peur de ne pas comprendre ce qu’il dit et d’être stigmatisées, ou d’y aller mais d’en ressortir sans avoir compris les tenants et aboutissants de leur problème de santé. De facto, la crise sanitaire n’a pas levé ces obstacles. Au contraire, elle les a renforcés et a rendu les soins de santé encore plus difficilement accessibles puisqu’on ne peut pas se rendre chez le médecin ou à l’hôpital accompagné d’un proche lettré et que les consultations se font surtout par téléphone. Il y a donc un risque bien réel que les personnes en situation d’analphabétisme soient plus touchées par le coronavirus et moins bien soignées (de cette maladie ou d’autres) que la majorité de la population faute d’avoir été bien informées mais aussi faute d’une communication adaptée à leurs besoins avec les professionnel⋅les de la santé.
Inégalités d’accès aux services publics
Avant le confinement, la tendance à la digitalisation des services publics était déjà bien présente. Dans les communes à Bruxelles par exemple, certaines démarches comme la commande ou le retrait de la carte d’identité impliquent de prendre rendez-vous sur une plateforme internet nommée Irisbox. Avec le confinement, cette digitalisation s’est renforcée et les entretiens en face à face se sont faits rares, ce qui est problématique pour les personnes en difficulté avec l’écrit qui ne peuvent s’en sortir seules dans les méandres des procédures administratives. Il en va de même du côté wallon avec la fermeture, arbitraire ou partielle, des Maisons de l’Emploi, des administrations communales et des CPAS. Accroissant dans bien des cas les difficultés à faire face à la prise de contact à distance, à l’emploi des plateformes internet et à la numérisation des services. À titre d’exemple, le service d’accompagnement du Forem privilégiait également le contact distance. Si un rendez-vous avec la-le conseiller⋅e pouvait être envisagé, il devait s’effectuer par le biais d’un outil intitulé Interactions à distance ou par courriel. Or, l’utilisation d’une boite e-mail reste un exercice fastidieux pour des personnes en difficultés avec la lecture et l’écriture, autant que l’usage des outils en ligne.
La sortie de crise va-t-elle voir réapparaitre les séances aux guichets ? Sans doute, mais peut-être dans une proportion moindre. On peut avoir légitimement quelques craintes quand on sait que le SPF Finances a annulé toutes les séances d’aide au remplissage de la déclaration d’impôts. Certains guichets pourraient donc rester fermés au nom d’arguments bien connus que sont la rationalisation des moyens et les restrictions budgétaires.
Inégalités d’accès aux droits sociaux
L’impact du recours à la digitalisation est loin d’être anodin notamment pour les personnes qui auraient le plus besoin de bénéficier des allocations sociales, car les CPAS ne font pas exception à la règle. Avant la pandémie, le non-recours au droit à l’aide sociale était en augmentation du fait de cette digitalisation des services mais aussi en raison de la complexification des procédures d’octroi. Aujourd’hui, comme les travailleurs sociaux le soulignent, les mécanismes déjà en place de non-recours s’accentuent avec la fermeture de différents services, les injonctions à rester chez soi et à ne pas surcharger les services de première ligne, l’isolement social accru.
[6] Supprimer ces services c’est donc exclure toute une partie de la population de l’accès à ses droits.
Des inégalités entre travailleurs
Parmi les secteurs d’activité considérés comme indispensables et restés actifs pendant le confinement, se retrouvent ceux dans lesquels les travailleurs analphabètes demeurent cantonnés : des métiers précaires, flexibles, de pure exécution, dits « peu qualifiés », convoquant les tâches dégradantes… Les boulots au plus bas de la hiérarchie socioprofessionnelle et donc irréalisables en télétravail. Sans oublier le travail au noir. Les mesures liées au Covid-19 sont ainsi venues fragiliser encore davantage les situations professionnelles de ces publics précaires, peu connus et reconnus et obligés de travailler pour subvenir aux besoins de leur famille [7]. Libre cours a dès lors été laissé aux restructurations, abus de toutes sortes et contournements contre-démocratiques au détriment des travailleurs : augmentation de la flexibilisation du droit du travail, non-respect de la distance physique minimale, facilitation des licenciements, mise en chômage pour éviter les frais du congé maladie, absence de matériel de protection et d’une organisation du travail à la chaine adaptée… [8] De plus, soumis à la subordination professionnelle mais, surtout, en difficulté avec l’écriture, les travailleurs analphabètes n’ont par la même occasion aucune possibilité de formuler des preuves écrites auprès des syndicats en cas d’abus de leurs conditions de travail.
À travers cette absence de considération des travailleurs analphabètes et « peu qualifiés », c’est aussi du creusement des inégalités économiques dont il est question. Un nombre croissant parmi eux doit à présent faire face au chômage, à sa dégressivité, à une diminution de salaire… Aggravant inévitablement les positions inégales et déficitaires déjà détenues par ces mêmes travailleurs.
Isolement social
Le confinement a été une période difficile à vivre pour les personnes analphabètes, en proie à des situations d’isolement et de solitude accrue pour certains. En sachant qu’une grande partie d’entre eux était déjà soumis à une vulnérabilité sociale patente, sans emploi, ni appuis ou réseaux de relations pour les accompagner ou les rassurer quotidiennement, la crise sanitaire n’a fait que renforcer la débrouille, la fragilité sociale et relationnelle subies chez des personnes aux parcours de vie sinueux et précaire. Si quelques-unes commençaient, notamment grâce au suivi d’une formation, à se raccrocher à une dynamique jalonnée de repères nouveaux, d’un rythme de vie cadencé et de relations petit à petit créées, du jour au lendemain, tout contact direct en présence a été coupé. Or, tous les citoyens ne sont pas égaux face aux tissus de relations entretenues, aux réseaux de solidarité et de soutien qu’ils détiennent, d’autant plus lorsque le lien social s’exerce principalement via l’univers du numérique qui reste peu exploré par les personnes en difficultés avec l’écrit. Par conséquent, force est de constater que l’angoisse, l’isolement, la perte de repères spatiotemporels et la rupture chez ces personnes en situation de délitement social marque une fracture claire par rapport à une frange de la population dont les réseaux d’interdépendance et de solidarité, bien qu’entravés par les mesures de confinement, se maintiennent en toile de fond, comme un filet de sécurité toujours présent. Le confinement renforce peut-être un peu plus que chez le citoyen lambda le sentiment de solitude et de déprime
[9], peut-on lire dans un article du journal L’Avenir relatant la vision de l’équipe de Lire et Écrire Brabant wallon pendant le confinement.
Des inégalités scolaires renforcées
La fermeture des écoles et ses mesures corolaires a également eu des impacts négatifs particulièrement sur les enfants de nos publics. Les équipes éducatives, dans le cadre de ce confinement, ont été encouragées à communiquer avec les parents et à envoyer des devoirs à faire à domicile le plus souvent par e-mail. Cette mesure n’a pas tardé à montrer ses effets pervers en termes d’inégalités scolaires car tous les parents n’ont pas le matériel informatique, la connexion internet et le « bagage scolaire » nécessaires pour soutenir leurs enfants dans cette démarche. Impossible en effet d’accompagner ses enfants dans leur scolarité lorsque l’on ne sait pas lire et écrire. Le 18 mai, les écoles ont rouvert leurs portes mais pas pour tous les élèves. Et ceux qui doivent y retourner sont toujours tenus de réaliser du travail scolaire à domicile. Les enfants de nos publics, déjà souvent en difficultés scolaires, se voient une fois de plus nettement défavorisés par ces mesures.
Des inégalités hommes-femmes qui s’accentuent
La période vécue pendant le confinement a mis en évidence un renforcement des inégalités en ce qui concerne la répartition des rôles au sein du ménage. Cette réalité n’épargne pas le public de Lire et Écrire dont le retour en présentiel en formation a clairement mis en exergue une inégalité en termes de prise en charge des enfants, et de réalisation des tâches domestiques en général : au retour en formation, les femmes sont majoritairement restées à domicile alors que les hommes étaient bel et bien au rendez-vous. Face à ce bilan, on peut donc aisément se demander ce qu’il en a été pendant la période de confinement. Car, en effet, dans bon nombre de foyers, les femmes ont dû jongler entre les obligations liées à la sphère professionnelle et les missions à effectuer au sein du ménage : parce qu’on sait que lorsque les services collectifs sont restreints – que ce soit à cause d’une crise ou de mesures d’économies – ce sont les femmes qui reprennent en charge les tâches essentielles en matière d’éducation, de prise en charge des personnes dépendantes, d’entretien du quotidien.
[10] Si cette réalité semble varier en fonction des cellules familiales et de l’organisation qui y règne, force est de constater que la prise en charge des enfants, le suivi scolaire ainsi que le ménage, la vaisselle… – le travail routinier dit « invisible » – incombent encore souvent au sexe féminin. Dès lors, comment suivre les cours d’alpha à distance tout en prenant soin de leurs progénitures, de la maison, et, à nouveau, du suivi scolaire qui est déjà difficile à réaliser ?
L’urgence
Selon nous, tous les niveaux de pouvoirs ont le devoir de porter une attention particulière à ces personnes en situation d’analphabétisme, pour qu’elles ne soient pas, plus que d’autres, démunies face à la maladie et aux mesures prises pour enrayer sa propagation. Nous demandons donc aux pouvoirs publics de s’interroger sur l’impact de chaque mesure Covid-19 sur la situation des personnes en difficulté avec l’écrit. Il s’agit, d’une part, pour chaque décision, de se demander en quoi elle prend en compte la réalité de ces publics et d’autre part, d’envisager des dispositions spécifiques pour garantir l’accès des personnes à une information de qualité et à leurs droits fondamentaux.
Dans un avenir proche, les mesures suivantes sont à envisager :
- Mettre en œuvre un plan d’actions coordonnées en matière de littératie en santé, qui implique, à court terme, d’améliorer la communication sur les différentes mesures relatives au Covid-19. Les recommandations officielles doivent être traduites dans toutes les langues et un financement des associations proches de ces publics doit être prévu et destiné à la diffusion de l’information.
- Créer ou soutenir davantage les services de médiations culturelles dans les hôpitaux.
- Rouvrir les services au public dans les administrations et les CPAS notamment.
- Mettre en place un plan ambitieux de lutte contre la fracture numérique. Tous les Belges doivent pouvoir disposer d’un ordinateur gratuitement et d’une connexion internet à prix décent. Il s’agit aussi de financer plus largement la formation de ces publics aux TIC.
- Inciter les enseignants à privilégier, dans la mesure du possible, la communication orale avec les parents. Nous recommandons aussi, à l’instar de ChanGement pour l’Égalité [11], qu’au retour en classes, les enseignants se centrent sur l’essentiel et s’occupent de manière privilégiée des élèves en difficultés scolaires.
Le monde d’après
La pandémie, le confinement et le déconfinement sont révélateurs d’une série de problèmes spécifiques vécus par les personnes analphabètes. Mais cette crise met également en lumière, autant qu’elle les exacerbe, les difficultés sociales subies par cette frange précarisée de la population (logements exigus et insalubres, diminution de revenus, emplois dégradés…). Pour faire face à cet accroissement des inégalités, nous ne voulons pas d’un retour à la « normale », qui est synonyme de violence sociale pour les personnes vulnérables [12]. Bien au contraire, il faut remettre en question l’ensemble des contre-réformes qui, depuis 30 ans, ont porté atteinte à l’État social, que ce soit en matière de sécurité sociale, de services publics, de droit du travail… Réduire les inégalités implique notamment un financement de la sécurité sociale qui soit à la hauteur des besoins et, par là-même, une plus grande contribution du capital à côté de celle du travail. Il y aura un avant et un après Covid-19
, entend-on partout. Mais, après la crise, la situation ne doit pas être pire qu’avant, avec une austérité renforcée et un contrôle social accru. En fait, ces circonstances inédites obligent les acteurs du monde associatif et de la santé à penser un autre modèle de société. Notamment :
- Repenser profondément l’équilibre entre utilité sociale et reconnaissance professionnelle et salariale des métiers, nombre d’entre eux étant, par ailleurs, fortement féminisés. Il est donc également question de briser la double peine que vivent les femmes occupant ces activités « peu qualifiées » : l’inégalité salariale et le manque de reconnaissance sociale.
- Revaloriser les secteurs public et associatif par un refinancement considérable afin de pallier les besoins les plus élémentaires.
- Ralentir la course folle du système économique pour resonger le monde du travail, le rapport aux autres et les populations fragilisées.
- Repenser radicalement l’équilibre entre travail productif et reproductif, notamment pour une prise en charge plus collective du « soin aux autres » [13].
Avec la même détermination que nous luttons pour une meilleure prise en compte de la situation des personnes en difficulté avec l’écrit, nous nous engagerons donc dans un mouvement de transformation sociale vers une société plus juste, plus solidaire et plus démocratique.
Lire et Écrire.